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Le keffieh, une histoire triste inscrite sur un carré de coton

Adopté, décrié, rejeté, réapproprié, lavé, essoré, symbole de guérilla, de terrorisme, de révolutions et de luttes sans fin, le keffieh est ce carré de tissu qui n’en finit pas de hanter l’actualité, toujours dans son sens le plus douloureux.

Le keffieh, une histoire triste inscrite sur un carré de coton

Le keffieh, devenu symbole de la lutte palestinienne. Photo Christina ASSI / AFP

Un carré de coton blanc, 1 m x 1 m, égyptien à l’évidence, puisque cette ressource est l’or blanc de ce pays voisin de la Palestine. Rebrodé de motifs modulaires, en rouge ou noir, bordures en frise. Se plie en deux, forme un triangle, se pose sur la tête, entoure le cou, pointes rabattues vers les épaules. Protège du soleil, du sable et du vent. Parfois fixé par un double bandeau noir. Les pointes essuient la sueur. Sous l’Empire ottoman, puis sous le mandat britannique, seuls les paysans palestiniens portent ce foulard. L’autre option traditionnelle du couvre-chef est le tarbouche. Mais celui-ci est réservé à l’effendi, au fonctionnaire ou au bourgeois, selon la mode ottomane. Comment un agriculteur le porterait-il, d’ailleurs, ce bouchon rouge qui retombe sur le nez dès qu’on se baisse ? Celui-ci ne convient guère aux classes paysannes, celles qui épousent la terre et la fécondent, vénèrent l’olivier qu’elles ont vu grandir et donner en abondance, au point de mêler leurs racines aux siennes.

À la fin de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman, défait, abandonne de vastes territoires qui passent aux mains des puissances coloniales en vertu des accords Sykes-Picot signés en 1916. La France et le Royaume-Uni se partagent un pouvoir discrétionnaire sur la Grande Syrie et l’Irak. En 1917, en vertu de la déclaration Balfour, la force mandataire britannique s’engage à soutenir la création d’un foyer juif en Palestine. En 1936 – les années de l’entre-deux-guerres ne sont pas « folles » pour tout le monde –, les paysans palestiniens, las des lois autorisant leur dépossession et du transfert forcé de leurs terres à la communauté juive, se mettent en grève générale. Brutalement réprimée, celle-ci tourne à l’émeute et dure six mois. Ce soulèvement qui concerne d’abord les paysans entraîne dans son flot toutes les classes de la société palestinienne qui adoptent le keffieh à la fois comme signe de reconnaissance et garantie d’anonymat. Il est alors porté comme une cagoule, couvrant tout le visage et laissant à peine une fente pour les yeux. Il devient le symbole de la lutte palestinienne qui, depuis lors, ne s’est plus jamais arrêtée.

Campagne de la collection Chanel resort 2015 avec le petit Hudson Kroenig et Joan Smalls. Photo Karl Lagerfeld

Politique et identitaire

D’identitaire, le keffieh va se transformer en symbole romantique et universel des révolutions. Honni par un grand nombre de Libanais au temps où le chef de l’OLP Yasser Arafat avait considéré faire du Liban un pays de rechange pour les réfugiés palestiniens accueillis sur son territoire, le keffieh devient le signe des fedayin, associés à la guérilla et au terrorisme. Toujours noir pour Arafat qui en fait un identifiant culturel, dans sa version rouge, il illustre la résistance et le sang prêt à être versé pour la cause. Arafat poussait l’argument jusqu’à rabattre son keffieh de manière à ce qu’il prenne la forme de la carte de la Palestine originelle. Dans le détail, en observant les motifs du tissage, on constate que ces derniers dépassent largement, en tout cas a posteriori, leur fonction ornementale. À la manière du tartan qui représentait, à l’origine, par ses couleurs, les différents clans de l’Écosse, les keffiehs, par-dessus une base commune, signalaient le village et l’appartenance de leur propriétaire.

Cependant, le motif en filet est devenu l’illustration des fils barbelés, motif omniprésent dans la vie d’une population sous occupation. Il pourrait aussi représenter le filet de pêche, cette activité, avant le blocus de Gaza, représentant une importante source alimentaire pour les Gazaouis. La maille est aussi un symbole d’unité. Le motif de la frise de bordure, qui peut être lu comme un module de deux petites ailes soudées, serait un rappel de la feuille d’olivier. Les deux bandes noires qui séparent ce motif du reste du foulard représenteraient les routes commerciales qui faisaient de la Palestine un riche lieu de circulation des biens et denrées.

Chanel collection resort 2015 présentée à Dubaï . Photo Chanel

Des messages ironiques

Plusieurs artistes contemporains, notamment arabes et palestiniens, ont fait du keffieh un pilier de leur plaidoyer visuel pour une cause qui divise le monde sans cesser de générer d’interminables souffrances. Le Libanais Ayman Baalbaki a produit en 2015 une série de portraits de fedayin sur fond ironique de linceuls de fortune imprimés de roses. La Libano-Palestinienne Mona Hatoum a créé un keffieh brodé avec ses propres cheveux, comme pour montrer que ce bout de tissu faisait désormais partie du corps et de l’ADN des Palestiniens, tant leur révolte est devenue permanente et leur dispersion irrémédiable. Elle a même accepté de créer un motif pour la marque de café Illy, connue pour ses collaborations avec des grands du design pour ses tasses à Espresso produites en séries limitées.

Mona Hatoum, keffieh brodé avec ses propres cheveux, 1993-99. Photo tirée de la page officielle du MoMA

Appropriation culturelle

Vorace de textiles en tout genre, surtout ceux qui ont du sens, comme le madras indien, le tartan écossais ou le wax africain, la mode a fini par enfoncer la porte du keffieh que l’on croyait imprenable. En récupérant le keffieh dans le streetwear, le vestiaire adolescent cœur à gauche ou en l’empruntant à des musiciens comme Roger Waters des Pink Floyd, les grandes maisons tentent de le gentrifier. On verra ainsi Chanel, lors d’une de ses dernières collections resort du vivant de Karl Lagerfeld, présenter sur une île à Dubaï un défilé orientaliste où le keffieh « chanellisé » est omniprésent. Ce nouveau marché juteux a-t-il adhéré au keffieh bling-bling ? Rien n’est moins sûr, et cette récupération d’un symbole de souffrance par un univers qui se targue d’ignorer les réalités de ce monde fit malaise. Cela n’empêchera pas Givenchy de signer un shemagh qui, bien que typiquement issu des pays du Golfe, pouvait donner à confusion. En 2020, Louis Vuitton reprendra à son tour le motif de tissage du keffieh dans une ligne de foulards cette fois décriée comme « réappropriation culturelle ». On aura beau plaider la solidarité, dans ces cas précis, le détournement ne passe pas.

Pour identifier un keffieh, simplement se rappeler ces codes : un carré de coton blanc, 1 m x 1 m, naguère égyptien aujourd’hui produit en Chine dans de mauvais matériaux. Rebrodé de motifs modulaires, en rouge ou noir, rappelant l’enfermement et les privations. Se plie en deux, forme un triangle, se pose sur la tête, entoure le cou, pointes rabattues vers les épaules. Protégeait du soleil, du sable et du vent. Ne protège plus de rien. Les pointes essuient les larmes et le sang.

Un carré de coton blanc, 1 m x 1 m, égyptien à l’évidence, puisque cette ressource est l’or blanc de ce pays voisin de la Palestine. Rebrodé de motifs modulaires, en rouge ou noir, bordures en frise. Se plie en deux, forme un triangle, se pose sur la tête, entoure le cou, pointes rabattues vers les épaules. Protège du soleil, du sable et du vent. Parfois fixé par un double bandeau...

commentaires (1)

Une marque (Marc O’Polo) a récemment commercialisé une surchemise pour homme à grands carreaux (vert ou rouge) avec un succès mitigé. Je l’ai acheté, malgré mes larges pectoraux, et ma taille de mannequin, ça n’allait pas. Disons que le carré ne se respecte, ou ne convient que pour le Prince de Galles. Arafat, pour sa boule à zéro, avait intérêt à porter ce chiffon pour cacher un front (qu’il n’a pas ouvert) qui s’élargissait avec le temps. Comme d’autres ""révolutionnaires"", il avait ce gimmick. Castro de son vivant portait deux Rolex. L’une est réglée à La Havane, et l’autre à Moscou.

Nabil

09 h 08, le 25 octobre 2023

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Commentaires (1)

  • Une marque (Marc O’Polo) a récemment commercialisé une surchemise pour homme à grands carreaux (vert ou rouge) avec un succès mitigé. Je l’ai acheté, malgré mes larges pectoraux, et ma taille de mannequin, ça n’allait pas. Disons que le carré ne se respecte, ou ne convient que pour le Prince de Galles. Arafat, pour sa boule à zéro, avait intérêt à porter ce chiffon pour cacher un front (qu’il n’a pas ouvert) qui s’élargissait avec le temps. Comme d’autres ""révolutionnaires"", il avait ce gimmick. Castro de son vivant portait deux Rolex. L’une est réglée à La Havane, et l’autre à Moscou.

    Nabil

    09 h 08, le 25 octobre 2023

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