Dans ses allées et venues au Liban, M. Yves Le Drian dit vouloir aider le Liban à surmonter sa « crise ». Combien de fois avons-nous entendu ce refrain sur les quatre ou cinq décennies précédentes ? Ce même refrain des Américains dont l’antipathie pour le Liban, le chrétien surtout, a des racines profondes.
À l’apogée du colonialisme européen au XIXe siècle, l’Occident s’était servi des minorités chrétiennes du Liban pour prétexter une pénétration dans le Proche-Orient. Les Américains s’y étaient installés avant les Français : l’Université américaine, baptisée alors le Syrian Protestant College (1866) et fondée une décennie avant l’Université Saint Joseph des jésuites (1875), s’y était installée moins pour des objectifs politiques que par un souci missionnaire de promouvoir un protestantisme puritain et gagner des fidèles tant parmi les musulmans que parmi les chrétiens. Ce petit Liban déjà atomisé par d’innombrables sectes chrétiennes et musulmanes se révéla un terrain peu fertile pour une nouvelle secte, en l’occurrence protestante, ce qui finit par détourner les Américains d’une mission religieuse avouée vers une entreprise dite pédagogique.
L’élargissement du Sanjak du Mont-Liban, autonome depuis 1865, vers un Grand Liban incorporant des régions jusqu’alors syriennes et à majorité musulmane, fut une erreur magistrale de la part de l’Église maronite qui l’imposa à la France mandataire à partir de 1920. La gauche française avait averti les maronites contre ce projet d’élargissement qui ferait d’eux une minorité. Pour les inciter à y renoncer, cette France leur offrit le statut de protectorat. De son côté, la droite française – catholique, monarchiste, coloniale et expansionniste – favorisait un Grand Liban et se rallia à la cécité stratégique de l’Église maronite qui, elle, était motivée par deux objectifs : le premier, idéologique, était de donner une identité moins arabe au Liban en y ressuscitant le nationalisme « phénicianiste », quitte à sacrifier un peu le religieux au profit du païen ; le second, économique, était de sécuriser une autosuffisance alimentaire par l’annexion de la Békaa et du Akkar après la Grande Famine de 1916.
À la naissance du Grand Liban en 1920, les Américains durent changer le nom du Syrian Protestant College en American University of Beirut, une appellation où le nom du Liban est criant par son absence. Pour les Anglo-Saxons, qui préféraient une Grande Syrie ou une Grande Arabie, le Grand Liban était une aberration. Se trouvant à l’étroit parmi plusieurs autres sectes chrétiennes, les Américains se tournèrent par dépit ou par défaut vers les druzes, chez qui ils fondèrent en 1922 la Presbyterian Mission School à Souk el-Gharb, suivis par les Britanniques qui, à la naissance de l’État d’Israël en 1947, transférèrent leur Middle East Centre for Arab Studies (Mecas) de Jérusalem à Chemlane tout près de l’école américaine.
Déchue de son statut après la Seconde Guerre mondiale, et les maronites l’ayant chassée du Liban en 1943, la France perdit son rôle de protectrice des maronites, sans pour autant que la nouvelle superpuissance américaine ne prenne le relais, d’abord du fait de son antipathie envers ces derniers, puis par l’avènement d’une nouvelle minorité plus complaisante, celle des juifs d’Israël.
Malgré une brève période de prospérité entre 1940 et 1965, le Grand Liban commença son déclin. Il y a eu d’abord les revendications nationalistes arabes de Nasser, puis la « révolution palestinienne » de Arafat et l’intervention du Baas syrien, et enfin la « résistance » iranienne du Hezbollah, toutes déterminées à éliminer cette aberration chrétienne en terre musulmane, d’autant plus qu’elle était une cible plus facile qu’Israël. Pourtant, cette dégradation du Grand Liban venait non seulement de l’hostilité arabo-musulmane mais aussi de l’impuissance de ses anciens protecteurs français devenus vassaux d’une Amérique pour le moins hostile.
Plus récemment, les démarches de l’émissaire français, M. Yves Le Drian, débutent par un soutien au candidat présidentiel du trio iranien-syrien-Hezbollah : Sleiman Frangié, chef féodal du Nord et vassal de Damas. En clonant l’accord de Doha de 2008, lui aussi forcé par une crise mais ayant échoué comme tous ses précédents, la France prouve qu’elle ne réfléchit pas trop sérieusement au Liban. En jumelant un candidat présidentiel prosyrien, Frangié, avec un Premier ministre prosaoudien, Nawaf Salam, la France pensait faire le même exercice d’équilibre, maintes fois tenté et autant de fois raté, au-dessus du gouffre de la fallacieuse « démocratie consensuelle ». Alors que les occupants syriens s’assuraient à force de coercition de la pérennité de cette farce jusqu’en 2005, elle fut reprise à Doha en 2008 après l’invasion domestique par l’armée du Hezbollah pour empêcher toute velléité libanaise de s’affranchir de la tutelle irano-syrienne. Elle servit même en 2016 lors de l’élection à la présidence de Michel Aoun. Cette formule de « consensus » stérile, rendue quasi permanente par l’accord de Taëf de 1989, maintenait au pouvoir une classe politique corrompue qui n’a cessé depuis de gangréner la gouvernance du pays. L’opposition, surtout chrétienne, rejeta cette première « solution » française.
Dans une seconde phase, Le Drian recula un tant soit peu en essayant toujours d’amadouer l’Iran et la Syrie : il adopta l’appel au « dialogue » du Hezbollah pro-iranien et le Amal prosyrien. Il faut comprendre, et les Français n’en sont pas dupes, que le « dialogue » a depuis 1990 longtemps été un leurre, un instrument favori des traditionalistes antidémocratiques pour contourner la Constitution qui pourrait les destituer de leur pouvoir. Dans l’évolution de la démocratie, un Parlement est lui-même conçu comme un lieu de dialogue où les décisions sont prises par une majorité des voix des représentants. Comment donc expliquer que la France soutienne un appel à ce « dialogue » parallèle et dissimulé sous le mensonge de la « démocratie consensuelle », alors que la Constitution requiert un vote en séances successives ininterrompues jusqu’à l’élection d’un président, ce que rejettent les irano-syriens du Amal et du Hezbollah. Comment la France a-t-elle l’impertinence de se joindre à cette dénaturation de la Loi fondamentale en s’engageant aux côtés du Hezbollah, une organisation terroriste aux yeux des États européens et responsable du meurtre de citoyens français lors des enlèvements et attentats-suicides des années 1980, notamment l’attaque d’octobre 1983 – bientôt 40 ans déjà – au camion-suicide qui tua 58 parachutistes français du Drakkar, venus au Liban en force de maintien de la paix ?
La France ne semble donc pas très honnête dans son approche. Elle se doit d’exiger que le « dialogue » consiste en des séances de vote successives au Parlement. L’opposition avait nommé son premier candidat, le député Michel Moawad. Face aux Irano-Syriens qui bloquèrent un vote en bonne et due forme entre Moawad et Frangié, l’opposition nomma un second candidat, un économiste du Fonds monétaire international, Jihad Azour, que le duo chiite se dépêcha aussitôt de rejeter comme candidat de « confrontation ». L’intransigeance du duo chiite n’a qu’un but : miner la république et détruire ses institutions, tant qu’il y a une chance que le Liban échappe aux tenailles des régimes de la Syrie et de l’Iran.
La France et les soi-disant « amis » du Liban se rendront-ils un jour à l’évidence que le mal qui ronge le Liban est la haine perpétuelle de la Syrie « sœur » et l’existence même du Hezbollah, une organisation armée à l’allégeance exclusive à l’Iran, plus forte que l’armée libanaise, et qui ne déposera probablement jamais ses armes volontairement ?
Tant que le Hezbollah est ce qu’il est depuis des décennies – terrorisme, guerres avec Israël, blocage du processus démocratique… –, le Liban continuera de s’enliser dans des sables mouvants de violence, migrations illégales, contrebande, corruption, trafic de drogue, armes et mercenaires, et ingérence extérieure. La politique occidentale de l’autruche ne fera que retarder l’inévitable. Si l’intention est de sortir le Liban une fois pour toutes de sa prison irano-syrienne, le Hezbollah doit soit désarmer, par la force s’il le faut, soit voir son cordon ombilical iranien via la Syrie coupé.
Face à cette tourmente interminable, les chrétiens du Liban contemplent une séparation avec les musulmans allant du fédéralisme sans divorce à un retour au petit Liban d’avant-1920. La neutralité que le patriarche maronite préconise est mal pensée, puisqu’il lui faut l’aval de ceux-là mêmes qui entravent une démocratie normale au Liban.
Le calvaire historique des chrétiens arméniens vient de se prolonger avec l’exode du Haut-Karabakh, les Occidentaux s’étant soumis aux diktats pétroliers de la dictature musulmane de Ilham Aliyev en Azerbaïdjan. Les Libanais chrétiens y voient leur même sort comme dans un miroir. Si rien n’est fait en substance, des millions de réfugiés libanais, syriens et palestiniens prendront la mer vers l’Europe qui ne doit plus se targuer, comme les tartuffes américains, de promouvoir des « valeurs » aux senteurs pernicieuses de pétrole. Il est vrai que le Grand Liban n’a jamais bien réussi, en grande partie à cause de cette duplicité occidentale. Reste qu’il est encore possible de le sauver, à condition que l’Occident, la France en particulier, désinfecte ses « valeurs » de leurs polluants hydrocarburés.
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