De toutes les invasions qu’a subies le sol libanais à travers les âges, la déferlante de migrants syriens menace de s’avérer la plus problématique, car la plus insidieuse. Car, pour puissants que soient en effet les conquérants, vient inexorablement un moment où ils sont contraints de se replier avec armes et bagages, souvent hélas sous la poussée d’autres conquérants. Il en va autrement cependant de ces greffes forcées d’humanité en détresse que les soubresauts de la géopolitique viennent infliger à un pays comme le nôtre, à la délicate texture démographique et croulant aujourd’hui sous une cascade de crises politiques, financières et socio-économiques. En ce début de XXIe siècle, les transferts de populations restent cruellement de mise, comme vient de nous le rappeler l’affaire du Haut-Karabakh.
D’autant plus légitimes sont les frayeurs libanaises qu’on a là un phénomène initié il y a déjà douze ans, avec les premières flammèches du brasier syrien, mais qui s’est spectaculairement emballé ces derniers mois. C’est même en mode biturbo que tourne désormais la funeste machine, le flux de migrants se doublant ainsi d’un exode massif de Libanais. Ces douze années pourtant, le Liban officiel les a passées en vaines jérémiades, face à une communauté internationale soucieuse de s’acheter bonne conscience en aidant pratiquement les migrants à se fixer sur place, le temps que puisse être garanti leur retour volontaire et sûr dans leurs foyers. Et si les fractions politiques s’émeuvent enfin de la question, c’est le plus souvent pour se livrer à une tout aussi futile surenchère.
Après s’être longtemps tenu à l’écart de la polémique, c’est à cette bruyante mêlée que s’est soudain joint lundi Hassan Nasrallah. Constatant que les Libanais sont unanimes à s’alarmer d’un péril existentiel, le chef du Hezbollah nous propose d’abord de recourir à la méthode turque : c’est-à-dire d’ouvrir les vannes de la migration vers l’Europe, plutôt que de pourchasser ces désespérés embarqués sur des esquifs de fortune. On a bien du mal à en convenir, bien sûr, mais quel sacré défoulement serait, pour de nombreux citoyens, un aussi massif réacheminement ! Mais minute, Nasrallah oublie que n’est pas Erdogan qui veut. Que l’unanimité tant vantée n’existe même pas au sein de l’actuel gouvernement d’expédition des affaires courantes. Que de toute manière l’État libanais est en totale déliquescence. Et que le Hezbollah lui-même n’y est pas pour peu, avec ses guerres privées, sa diplomatie privée et ses réseaux bancaire et hospitalier tout aussi privés, tout aussi généreusement financés par son patron iranien.
C’est ailleurs que se situe le véritable propos du chef de la milice. Et c’est là que le modèle Erdogan doit se pousser pour faire place à César, ce photographe dont l’identité demeure secrète et qui a documenté, des milliers de photographies à l’appui, les atrocités commises contre son propre peuple par le régime de Damas. Instituée par Donald Trump, la loi américaine du même nom frappe de sanctions tout gouvernement, société ou personne s’adonnant au commerce avec le pouvoir syrien ou contribuant à la reconstruction de la Syrie en ruine. À en croire Hassan Nasrallah, ce n’est pas la meurtrière répression qui a fait fuir par millions les déplacés syriens, mais la pauvreté activement alimentée, en même temps que les désordres, par les États-Unis. Par une forme inédite de chantage, c’est le plus sérieusement du monde que les chefs libanais proches de l’Occident se voient ainsi pressés d’aller démarcher à Washington la levée de ces sanctions.
Ce que nous annonce en somme – et en clair – le leader chiite, c’est que les migrants ne rentreront chez eux qu’une fois la Syrie pacifiée, reconstruite, prospère et pratiquant même le plein emploi. Et qu’il faut donc envoyer paître César, lui vendre de la camelote, plutôt de lui rendre ce qui est sien.
Issa GORAIEB