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L’archipel des écorchés

On ne l’ignorait pas. On se contentait de constater, sans amertume ni surprise. Constat neutre. Depuis 1975, le tissu social libanais en général, beyrouthin en particulier, a changé à un tel rythme qu’on a renoncé à suivre. Les notables d’un jour devenaient aussitôt les pauvres du lendemain, renversés en domino par un flux continu de trafiquants, d’accapareurs, de pilleurs et autres miliciens friands du pizzo que peut offrir le simple port d’une arme sur le côté. On a vu des fêtes somptueuses se donner sous les bombes à coups de victuailles livrées par avion, quand le commun des mortels, privé d’électricité, avait les tripes en feu à force de se nourrir de conserves. On a vu émigrer tant de visages familiers, parents, voisins, amis d’enfance. Du jour au lendemain, ceux qui n’avaient eu d’autre choix que de rester ne reconnurent plus personne. Ils s’étaient retrouvés aussi étrangers en leurs propres villes que ceux qui apprenaient au loin cette dimension nouvelle de leur personnalité : l’anonymat. La guerre a trop souvent dépossédé de son identité et de ses repères la génération qui l’a vécue. Pour beaucoup, en leur île résiduelle générée par le volcan de la guerre, seule la culture était restée une boussole. Ces livres, ces vidéos, ces journaux et ces magazines qui s’échangeaient entre les étages des immeubles, du moins ceux dont les volets étaient encore ouverts, étaient le dernier rempart contre la dépossession de soi et la folie qui l’accompagne. On a vu des intérieurs exquis, décorés pour le bien-être et le bonheur de recevoir, se défaire sous la poussière en attendant leurs propriétaires qui n’étaient jamais revenus. Ces foyers furent parfois squattés et disloqués par des familles arrivées avec d’autres coutumes ou des hommes en armes qui n’en comprirent ni le raffinement ni le mode d’emploi.

Chaque conflit, chaque crise, chaque catastrophe, ce qui revient à dire chaque année, chaque lune, chaque saison entraînent des remplacements consécutifs et des changements sociaux vertigineux. La guerre a déjà emporté l’essentiel, isolant les communautés les unes des autres, expédiant chacun dans le giron des siens, émiettant le pays, fondant le premier archipel libanais en dépit de la géographie. Au lendemain de la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, les courtiers en immobilier, contrats en main, ont envahi les rues détruites où le sang des victimes n’avait pas encore séché. Sans la vigilance des riverains, on aurait vu les belles bâtisses des quartiers patrimoniaux tomber les unes après les autres, remplacées par des immeubles anonymes – encore ce mot. Or ces repères architecturaux se souviennent du temps long de la ville, de son rythme lent, de sa bienveillance. Ils sont socles et matrices d’un art de vivre avec les saisons, face à la mer qui n’était pas encore toxique, parmi les jardins qui n’étaient pas encore des aires de stationnement. Gemmayzé et ses environs, avec leurs cicatrices, leur mémoire blessée et leurs nuits disjointes, forment une île témoin précieuse entre toutes.

Les nombreuses victimes des sales petits arrangements entre les gouvernements successifs, la banque centrale et parfois les banquiers eux-mêmes qui leur grignotent la peau un peu plus chaque jour forment à l’évidence le peuple des écorchés, îliens d’un rocher aride et instable. Les sourires rapaces des chefs improbables de l’exécutif et du législatif allant à l’abordage de la plateforme de forage du bloc 9 montrent que, sur leur île à eux, tout va, oh ! si bien. Le concert récent de la star de la pop égyptienne Amr Diab à Beyrouth a révélé une île heureuse dont les habitants sont persuadés que le Liban est sauvé tant qu’on y danse encore. Combien de Liban pour combien d’histoires et de perceptions disparates ? Loin des fantasmes fédéralistes, il serait temps de nous pencher sur ce qui referait de ce pays un pays.

On ne l’ignorait pas. On se contentait de constater, sans amertume ni surprise. Constat neutre. Depuis 1975, le tissu social libanais en général, beyrouthin en particulier, a changé à un tel rythme qu’on a renoncé à suivre. Les notables d’un jour devenaient aussitôt les pauvres du lendemain, renversés en domino par un flux continu de trafiquants, d’accapareurs, de...

commentaires (4)

“Ce n’est pas un pays c’est un négoce » aurait dit de Gaulle. Ce pays ne méritait pas son indépendance. Dépendre de grands empires/grandes nations ou être livré à ses zaïms/trafiquants voilà son triste dilemme.

AntoineK

00 h 43, le 26 août 2023

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Commentaires (4)

  • “Ce n’est pas un pays c’est un négoce » aurait dit de Gaulle. Ce pays ne méritait pas son indépendance. Dépendre de grands empires/grandes nations ou être livré à ses zaïms/trafiquants voilà son triste dilemme.

    AntoineK

    00 h 43, le 26 août 2023

  • La conclusion de l'impression de ce matin représente le sujet prioritaire et par conséquent le projet citoyen à lancer le plus rapidement possible. D'ailleurs c'était le plus grand échec de la période d'après guerre, néanmoins on pourrait retenir une leçon : ni les dollars ni l'éventuel gaz seront capables de "construire un vrai pays"

    IRANI Joseph

    08 h 35, le 24 août 2023

  • Superbe dans toute la triste vérité dévoilée.

    Jocelyne Hayeck

    07 h 34, le 24 août 2023

  • On croirait entendre Derville monologuant cette fois sur les turpitudes de notre pays et c'est glaçant. Pour ce qui est de ce qui referait de ce pays un pays, c'est bien sûr avant tout la priorisation du bien commun c'est à dire la réforme et la bonne gestion d'un secteur public - dont sans doute avant tout la justice - capable d'attirer et de rémunérer honnêtement des jeunes talentueux et autorisés à bosser pour le bien commun. Hélas, tout dans cet énoncé relève aujourd'hui de la mauvaise science fiction.

    M.E

    07 h 12, le 24 août 2023

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