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Lifestyle - Variétés

1983-2023 : les étés disco

Libérateur, engagé, kitsch à souhait, le disco fait son retour dans le paysage musical libanais. Au cœur de la débâcle de la guerre, son esthétique colorée contribue à panser les traumatismes d’une génération se tournant vers les arts occidentaux pour s’échapper... Mais le disco a-t-il vraiment disparu ?

1983-2023 : les étés disco

Le groupe ABBA en 1977. Photo Pinterest

Dans les salles obscures de la capitale libanaise, en ce mois d’août 1983, Flashdance remplit toujours les cinémas, plusieurs mois après sa sortie. Sur les ondes radio, on n’entend que David Bowie appeler à danser et Donna Summer faire les éloges de la femme indépendante. Alors que l’Amérique puritaine de Ronald Reagan découvre Madonna, une jeune passionnée se cherche entre Rabieh et Achrafieh. Christiane* a 20 ans. Elle aime la mode, le gin et les femmes. Étudiante en psychologie, elle est tous les soirs derrière les platines d’un petit bar de Beyrouth. « Je fais partie de la génération de la guerre. Celle qui a tout vu, tout entendu. Mais nous étions jeunes avant tout. La clarté de nos faibles projecteurs était plus forte que nos peurs », assure avec une pointe de naïveté celle qui a vécu l’insouciance d’une ère disco affranchie. C’était il y a exactement quarante ans.

Au même moment, les drapeaux libanais sont souvent en berne et les artistes hibernent. Le vide laissé par une grande partie d’entre eux ouvre la voie à l’occidentalisation de la programmation radio et télé. La vague disco, qui touche progressivement à sa fin dans son fief new-yorkais, poursuivra son opération de charme pendant encore quelques mois au pays du Cèdre, avant de laisser la place à la new wave et à la pop française… Mais quatre décennies plus tard, la revoilà. Cette sensation de vouloir échapper à la réalité au travers des rythmes entraînants d’une époque mystifiée. Comme si les Christiane de 2023 s’étaient démultipliées... Cet été, pas une soirée dans une boîte de nuit branchée, pas un mariage sans ABBA ou un remix de Boney M. Le disco, genre musical à l’histoire aussi complexe que socialement engagée, fait entendre son retour. Boules à facettes et stroboscopes à l’appui.

Sous les obus, la voix de Gloria Gaynor
« Le disco est une attitude, un mode de vie. » Giuseppe Savoni, directeur artistique et producteur italien, ne cesse de prouver au travers de sa plateforme Disco Bambino le rôle culturel qu’a pu avoir ce mouvement inspiré du funk. Au Liban du début des seventies, ce sont les mannequins et les personnalités mondaines qui popularisent au lendemain de la vague hippie une esthétique bohémienne allègrement pailletée. Sur les toits des restaurants beyrouthins et dans les hôtels où il faut être vu, Georgina Rizk et Mona Ross affirment le virage coloré qu’emprunte le monde de la mode, inspiré par les prémices du disco, jusqu’alors cantonné aux milieux underground.

Alors que le genre sort progressivement des caves et des balls de Manhattan et de Brooklyn pour toucher l’Europe puis le Moyen-Orient, le Liban entre en guerre. « C’était une période où nos vies étaient mises quotidiennement à risque. Une époque où la voix de Gloria Gaynor couvrait le bruit des obus à l’extérieur », raconte Élie Aramouni, producteur de télévision et animateur sur Radio-Liban depuis 35 ans. En 1977, deux ans après le début des hostilités, le pays vibre au rythme de la bande-son de Saturday Night Fever, film qui, au-delà de son synopsis, prouve comment les effets de l’appropriation culturelle du disco a affecté les communautés qui ont contribué à le faire germer. Car de New York à Beyrouth, se cache derrière les strass de ces sonorités un vrai mouvement contestataire. « Réunies par le rejet dont elles sont victimes, les minorités sexuelles et ethniques formeront une alliance et créeront une culture où tous les excès deviennent autorisés », explique Giuseppe Savoni. Alcool, drogue, sexe, tout semble permis dans ce Liban qui, malgré les milices et la poussière de la guerre, se veut libéral. En période trouble, rien ne se sait, et la jeunesse en profite.

Donna Summer, reine du disco. Photo DR

Liberté, égalité, talons compensés

Toujours en 1977, alors que le monde fantasme sur le déhanché de John Travolta, au Liban, les premières radios FM apparaissent. Celles qui passent les Bee Gees et les Pointer Sisters en boucle entre les bulletins d’information et les annonces des speakerines. Dans cette nation morcelée par les affrontements, les artistes locaux de renom se font discrets, ne souhaitant pas prendre position et mettre en péril leur carrière. Ils peuvent bien laisser la scène aux petits nouveaux, le temps que ça se calme. Et en effet, les rares starlettes ayant réussi à tirer profit de ce vide s’imaginent vite en icônes du disco. Samy Clark et ses coiffures à vider deux pots de gel et Jacqueline Monroe, mannequin qui reprend I Will Survive (Ana baddi ish) en arabe avec les moyens du bord. « À côté de ça, le vrai succès disco libanais était le titre Liza d’Élias Rahbani, sorti en 1978. Sur la pochette du vinyle, une femme à moitié nue. Une image qui aurait choqué aujourd’hui », se remémore Élie Aramouni.

La pochette du single de Jacqueline Monroe, une reprise de « I Will Survive » en arabe, 1980. Photo DR

Si l’ère disco accompagne le mouvement de libération des femmes en Occident, hymnes et slogans inclus, elle a également participé à l’hypersexualisation des corps et des textes féminins. « La plupart des grands tubes de cette période étaient interprétés par Donna Summer, Chaka Khan et Laura Branigan, des femmes assumant leurs désirs et plaisirs », analyse Savoni. Mais au Liban, l’heure n’est pas à la libération sexuelle, le conservatisme règne toujours en maître, malgré les boîtes de nuit pleines et les soirées extravagantes qui envahissent les régions épargnées par les combats. Dans les lieux huppés, on snobe les artistes régionaux, représentants d’un pays dont on veut se défaire. La jeunesse rêve d’ailleurs, se crée ses propres échappatoires. « Les chanteurs libanais, on ne les connaissait pas ! Ils ne représentaient rien pour une génération se retrouvant plus en Madonna qu’en Sabah », admet Élie Aramouni. De plus, la communauté LGBTQ+ libanaise se libère le temps d’un verre, à l’aise dans cette esthétique glitter des discothèques, du Studio 54 aux petits bars délabrés d’un Kesrouan en déni…

Le single « Liza » d’Élias Rahbani sorti en 1978. Photo DR

Critiques et désillusions

1983, le « dernier été à avoir assumé une certaine légèreté », selon Wafa Khochen, animatrice de programmes musicaux à Radio-Liban. La situation politique du pays offre à la jeunesse une dernière permission de minuit. La réalité de la guerre au Liban et l’épidémie de sida qui se répand comme une traînée de poudre dans le monde laissent ensuite le dance floor orphelin. La fête est finie.

Les quelques clubs épargnés de la capitale libanaise et les bars de Feytroun se transforment en salles de techno. Les francophones retournent voir leurs starlettes de l’Hexagone au tube unique et les autres se remettent à chanter Lionel Richie. Mais toujours pas d’artiste libanais ou égyptien en vue. Il faudra attendre la fin de la guerre pour assister à la renaissance de la scène artistique panarabe. Le disco est-il mort un soir d’été au Liban ? « Le disco n’est jamais parti. Il a juste pris des formes différentes. Il évolue avec son époque », martèle Élie Aramouni.

Le 31 août 1983, Christiane quitte le Liban. En France où elle poursuivra ses études, elle redevient DJ le temps de quelques soirées. Cette éternelle amoureuse du disco, « qui lui sauve ses belles années », reste une traumatisée de la guerre, « malgré les bons moments ». Aujourd’hui de retour chez elle, elle se souvient, la larme à l’œil. « Quand tu avais 20 ans en 1983, il te fallait des échappatoires glamour, joyeuses, distrayantes ». En 2023 aussi, visiblement. Quarante ans plus tard, le disco fait son retour au Liban et dans le monde. Car s’échapper semble encore être la seule solution.

*Le prénom a été modifié

Dans les salles obscures de la capitale libanaise, en ce mois d’août 1983, Flashdance remplit toujours les cinémas, plusieurs mois après sa sortie. Sur les ondes radio, on n’entend que David Bowie appeler à danser et Donna Summer faire les éloges de la femme indépendante. Alors que l’Amérique puritaine de Ronald Reagan découvre Madonna, une jeune passionnée se cherche entre Rabieh...
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