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Patrick Deville, le voyageur contemplatif

Patrick Deville, le voyageur contemplatif

D.R.

Une nouvelle pierre au projet Abracadabra sera posée par Patrick Deville lors de cette rentrée. C’est après avoir renoncé à la fiction dès 2004, que Patrick Deville s’est lancé dans cette ambitieux dessein qui consiste, de livre en livre, à faire un portrait global de la planète. Chaque ouvrage de cet ensemble saisit un lieu de la Terre et le décrit à travers sa géographie, mais aussi à travers les portraits d’hommes et de femmes célèbres ou exceptionnels, aventuriers, artistes, hommes de sciences, écrivains qui l’ont habité, qui l’ont traversé ou qui s’y sont croisés. Le but étant en définitive de produire le grand récit héroïque du monde. Récit de voyage en même temps que récit multi biographique, le projet Abracadabra vient donc de s’enrichir d’un nouveau volet. Après l’Amérique Centrale (Pura Vida), l’Afrique (Equatoria) ou encore l’Amérique du Sud (Amazonia), l’Indochine (Kampuchea) ou le Mexique (Viva), c’est l’Inde qui est l’objet du prochain ouvrage à paraître ce mois-ci, et intitulé Samsara.

Le procédé est ici le même que dans les autres livres. Il y a d’abord le voyage à travers l’Inde, qui est ici constitué d’un patchwork de différents séjours émaillés par la crise de la Covid. Ces voyages donnent lieu à de superbes portraits de Bombay, de Calcutta ou des montagnes aux pieds de l’Himalaya, à une baignade dans le Kerala ou à la visite de temples et de palais de Maharajahs où vivent encore les descendants des anciens princes indiens. Mais comme dans les autres livres, l’arpentage d’un territoire se fait en même temps que l’évocation des hommes qui y ont vécu. Et comme souvent, ce sont une ou deux figures essentielles qui sont au cœur du propos. Dans Samsara, il s’agit d’abord du personnage de Pandurang Khankhoje, un combattant pour la libération de l’Inde, peu connu et qui, très paradoxalement, n’a que peu vécu en Inde, parcourant le monde à la recherche des moyens de s’attaquer à l’occupant anglais de son pays.

Cette figure de Khankhoje permet en fait à Deville de suivre ce personnage à travers la planète, comme si la vie de ce héros indien dont il ravive le souvenir oublié était emblématique de tout le projet Abracadabra. On suit en effet Khankhoje du Japon à la Californie, de l’Iran à l’Allemagne, puis au Mexique, sur des terres souvent explorées par Deville et où son héros indien se trouve le contemporain et le voisin potentiel d’autres personnages importants du cycle Abracadabra, tels Trotsky, Diego Rivera ou Malcolm Lowry, tout cela dans un jeu de mise en évidence des croisements et des superpositions des temporalités biographiques qui sont une des magnifiques spécificités du travail de Deville.

Mais Khankhoje n’est pas le seul personnage de Samsara. Le procédé de Deville consiste toujours à mettre en parallèle, selon un modèle plutarquien, deux héros au moins autour desquels gravite une kyrielle d’autres. Mais si Deville annonce que le pendant à Khankhoje sera ici Gandhi, en fait, il s’agit plutôt du binôme Gandhi-Tagore. Toujours est-il que ces vies parallèles sont évidemment marquées par des choix politiques différents, ce qui est dans la droite ligne du principe de Plutarque. Ici, on l’aura compris, il y a d’un côté le choix de la violence révolutionnaire par Khankhoje, et de l’autre la non-violence, issue d’une pensée venue de Tolstoï et qui est revendiquée par Gandhi autant que par Tagore, ce qui permet un des plus singuliers croisements d’itinéraires de vie, ceux de l’écrivain russe, du militant indien et du poète de Calcutta. D’autres figures sont également racontées dans le livre, celle de la romancière Anuradha Roy ou celle de Subhas Chandra Bose, l’autre adepte de la violence contre l’occupant. Tout cela nous donne un livre plein de bruit et de fureur, de guerres, de défaites, d’égarements idéologiques et d’errances géographiques quasi romanesques, ce qui, à un moment, fait dire à Deville, dans une véritable définition de son travail depuis vingt ans « qu’il était inutile d’ajouter des vies de fictions à toutes ces vies absolument uniques, susceptibles d’attirer à elles notre infinie miséricorde pour cette condition humaine que nous partageons, et que chacune de ces vies méritait qu’on la sauve par le récit ».

Si l’on est toujours pris tant par les récits héroïques que par les descriptions du monde, il y a aussi dans les ouvrages de Patrick Deville une part d’autobiographie et toujours une réflexion sur le sens de tout ce travail, sur l’essence même de l’écriture et de l’arpentage de la planète qui la motive. Il y a par exemple ce magnifique morceau quasi proustien sur les alternances de sommeil et d’éveil durant un voyage en train, et il y a cette belle description du long moment de confinement dans un hôtel de Bombay ou durant quelques semaines, Deville se trouve dans la paradoxale situation d’être en voyage à l’autre bout de la Terre mais totalement immobilisé, et d’en tirer une véritable jouissance. Être contraint de ne pas sortir d’une chambre ou d’un bâtiment et de ses jardins, pouvoir lire et penser sans frein, ramène l’écrivain à ses plus agréables moments d’enfance, et confirme que les plus invétérés voyageurs sont aussi les plus grands rêveurs et les plus grands contemplatifs.

Samsara de Patrick Deville, Seuil, 2023, 192 p.

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