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Le nationalisme chinois à l’œuvre

Le nationalisme chinois à l’œuvre

D.R.

Le gouvernement actuel de la Chine veut donner à son pays un rôle mondial, mais ne dispose pas de ce qu’avaient ses grands rivaux actuels ou passés, — les États-Unis, l’Europe, l’Union soviétique —, d’un pouvoir de séduction. En bon pouvoir marxiste-léniniste, la version officielle du passé a régulièrement changé, que ce soit celle du parti ou celle du pays. L’orientation temporelle choisie n’est plus le progrès orienté vers le futur, mais plutôt la renaissance de la Chine éternelle.

On insiste ainsi sur une irréductible différence chinoise : les rapports séculaires de la Chine avec le reste du monde sont tenus de préfigurer le rôle planétaire que le pays aspire à jouer au cours du « siècle chinois » qui s’annonce, et qui doit succéder au siècle américain.

C’est une sorte de contre-histoire de l’Occident que les idéologues du régime élaborent. Tout en affirmant une exceptionnalité, ils ne la conçoivent qu’en fonction d’une légende noire occidentale.

Tel est le « grand récit » que l’auteur démonte en prenant en compte une dizaine d’épisodes. Il est ainsi affirmé que les rois chinois de l’Antiquité, en particulier, prétendaient régner sur l’ensemble du monde connu à l’époque, mais par l’exemple de leur vertu morale plus que par la coercition, et en laissant une autonomie considérable à leurs vassaux. Le modèle de leur autorité était familial, comme souvent dans la tradition confucéenne : les domaines étaient distincts et de forces diverses, mais liés en un équilibre coopératif sous la régulation paternelle du centre. En réalité, les premiers rois chinois avaient le sentiment d’une supériorité culturelle sur les barbares, la question étant de savoir si ces derniers avaient ou non la capacité de s’élever à la culture chinoise.

La route de la soie est l’invention d’un géographe allemand en 1877. Personne n’a jamais même pensé circuler le long de « routes », et pour cause : aucune n’a jamais été tracée sur ce qui est au mieux un ensemble d’itinéraires est-ouest, parfois assez distants les uns des autres, imposés aux voyageurs par la topographie et les évolutions politiques des régions traversées. Encore ne faut-il pas s’imaginer une noria de caravanes de chameaux : ce que nous appelons « la route de la soie » est l’une des routes les moins empruntées de l’histoire de l’humanité.

Le primat accordé à la Chine dans la mythologie actuelle des « routes de la soie » minore le rôle pourtant crucial des acteurs locaux de ces échanges, généralement situés en Asie centrale, région où la Chine n’a fait parvenir des marchandises en masse que lors de ses phases d’expansion militaire. Ce n’est évidemment pas cette dimension de la présence chinoise que Pékin souhaite aujourd’hui mettre en avant, mais le fait est symptomatique : les ambitions commerciales et géostratégiques de la Chine sur le continent eurasien ne sauraient être entièrement dissociées.

Il ne fait pas de doute que la Chine a joué un rôle de matrice culturelle pour ce que nous appelons aujourd’hui l’Asie orientale, même si les pays qui la composent ont, par ailleurs, toujours cultivé leurs singularités. Pour autant, ce rayonnement culturel n’a pas – et n’a jamais eu – de traduction politique univoque : si la Chine a souvent fait reconnaître sa primauté en imposant à ses voisins des relations tributaires selon ses termes, elle leur a aussi inspiré des institutions qui se sont révélées décisives dans la construction des États de la région. Ce sont ces mêmes États qui revendiquent jalousement leur indépendance aujourd’hui, rendant d’une utilité politique limitée les appels chinois à l’unité civilisationnelle, qui renvoient trop évidemment à la revendication d’une prépondérance régionale.

Les expéditions navales chinoises du XVe siècle ont pour but premier d’exiger – dans un monde déjà connu – une reconnaissance de primauté et de suzeraineté que la cour de Chine considère comme acquise, plutôt qu’à conquérir.

Sous la dynastie mandchoue, la Chine s’est lancée dans une série de conquêtes violentes. C’est un Empire colonial continental imposant son autorité à des populations non chinoises. Aujourd’hui, ces régions sont soumises à une sinisation autoritaire.

Les humiliations du XIXe siècle face aux puissances occidentales se comprennent surtout par un délitement progressif de l’État chinois. Le Parti communiste chinois n’a joué dans cette histoire qu’un rôle secondaire : bien qu’il ait combattu l’ingérence étrangère puis l’occupation japonaise, il a moins libéré son pays de l’impérialisme qu’il n’a tiré les marrons du feu, une fois cette tâche assez largement accomplie par d’autres.

Le discours sur le pacifisme chinois s’est construit dans les années 1930 dans le but de trouver des alliés face à l’agression japonaise. Il est aujourd’hui plutôt destiné aux pays du Sud (ainsi qu’aux « amis de la Chine » dans les pays du Nord), et posé en contraste avec le passé conquérant de l’Europe, la remilitarisation du Japon et, surtout, la présence militaire américaine dans le monde.

Sous Mao, la Chine s’est présentée comme phare de l’internationalisme et du tiers-mondisme. Mais cette solidarité, même aux grandes heures du maoïsme, a toujours été subordonnée à un projet de puissance nationale chinoise, comme en témoigne la facilité avec laquelle il fut abandonné dans les années 1970.

Taïwan a été une conquête récente dans le cadre d’une colonisation de peuplement soutenue, dans le contexte d’explosion démographique chinoise du XVIIIe siècle. Elle a été pendant un temps une colonie japonaise. Pour Pékin, l’indépendance de facto de Taïwan est devenue le symbole d’une restauration nationale incomplète en 1949, après une longue période de relatif désintérêt des pouvoirs chinois pour l’île ; elle est désormais le point focal de sa lutte pour la prééminence avec la première puissance mondiale.

Comme ces exemples le montrent, le grand récit officiel chinois est une contre-exceptionnalité qui ne prend sens que par contraste avec un Occident peint sous ses couleurs les plus sombres. Il suppose également une opposition binaire Chine / Occident, deux ensembles considérés comme des blocs cohérents : paradoxalement peut-être, le reste du monde fournit essentiellement des personnages secondaires à ce grand récit.

Ce livre est d’une lecture nécessaire où la méfiance est nécessaire tout aussi bien face aux grands récits qu’aux légendes noires.

Le Grand Récit chinois. L’Invention d’un destin national de Victor Louzon, Tallandier, 2023, 240 p.

Le gouvernement actuel de la Chine veut donner à son pays un rôle mondial, mais ne dispose pas de ce qu’avaient ses grands rivaux actuels ou passés, — les États-Unis, l’Europe, l’Union soviétique —, d’un pouvoir de séduction. En bon pouvoir marxiste-léniniste, la version officielle du passé a régulièrement changé, que ce soit celle du parti ou celle du pays....

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