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Limbes et lumières du discours philosophique de Michel Foucault

Limbes et lumières du discours philosophique de Michel Foucault

© Elisabeth Roudinesco

« Toute la grande chimère philosophique de l’Occident, depuis Descartes, ce n’est ni le philosophe-roi, ni le philosophe-sage, ni le philosophe qui dit l’ordre naturel du monde ; c’est le philosophe qui change le quotidien (celui de la science, celui de la vie) par la seule irruption de la lumière. Toute notre culture a rêvé d’une prise de conscience qui serait une révolution. »

M. Foucault,

Le Discours philosophique

Michel Foucault considère que la Mathesis universalis et le Cogito sont deux concepts structurellement concomitants. Selon lui, la mathématisation et la quantification de la nature coïncident avec l’émergence du Sujet non quantifiable, résultant de l’intériorisation de la certitude dans la conscience. Ce duo Cogito - Mathesis aurait émergé simultanément au XVIIe siècle en Occident, durant l’âge classique, et aurait largement influencé la réorganisation générale des régimes discursifs.

C’est au sein de cette vaste réorganisation que naît un « discours philosophique » se démarquant du passé de la tradition philosophique par l’importance décisive accordée au diagnostic du présent dans sa trame. Ce discours s’érige en tant que prépondérant par rapport aux trois objets plus traditionnels de la Métaphysique : Dieu, le monde et l’âme. Cependant, dans ce qui sera désormais intégré au corpus foucaldien sous le titre « Le discours philosophique », le fin archéologue des a priori historiques de la modernité occidentale nous y met en garde : « C’est parce que la philosophie est d’un type irréductible à celui des sciences qu’il lui a bien fallu parler du sujet. » (p.38) Il ne s’arrête pas là, allant même jusqu’à affirmer que ce sujet, dans la pensée européenne, n’est rien d’autre qu’un effet de discours.

Ce manuscrit qui a dû attendre presque six décennies pour être enfin publié, a suscité à juste titre un effet retentissant. Cependant, certaines recensions hatives suggèrent que se contenter de la longue et excellente postface de ceux qui ont travaillé sur le manuscrit, Orazio Irrera et Daniele Lorenzini, risque de faire obstacle à une véritable confrontation avec l’écrit de Foucault lui-même.

En effet, comment est-il alors possible qu’un sujet qui n’est qu’un effet de discours, puisse penser, et qui plus est, philosopher ? Si Jean Hyppolite qui a exercé une grande influence sur son élève Foucault, a tenu à nuancer ses propos en parlant de « pensée philosophique », sous-entendant ainsi en face d’elle une pensée qui serait légitimement non-philosophique, voire aussi une philosophie qui ne « pense plus », quelle serait donc la situation dans ce présent manuscrit : qui pense et philosophe lorsque le sujet moderne n’est qu’un effet de discours ?

Dans Les Mots et les Choses qui a précédé d’une année la rédaction de ce manuscrit destiné fortement à une publication posthume, il n’était pas encore question de « discours », mais plutôt de « rire philosophique », un rire empreint de l’esprit « zarathoustrien » qui visait tous ceux « qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense ». En revanche, dans Le Discours philosophique, il est moins question de ce genre de rire. Le manuscrit paraît à la fois plus limpide et plus sobre, moins polyphonique. Ce qui se pense dans le discours philosophique de la modernité est désormais un extérieur à lui, car « le discours philosophique est fait d’un certain rapport à un actuel non philosophique ». (p.60) L’insistance sur cette actualité du non-philosophique, d’abord en tant qu’objet fondé dans la certitude de la conscience (Descartes), puis dans les limites de la seule phénoménalité (Kant), et enfin dans l’éclatement de l’objet (Nietzsche), représente les trois moments privilégiés dans ce manuscrit pour appréhender l’évolution de la pensée philosophique occidentale.

Curieusement, cette mise en avant s’accompagne d’une double affirmation de la naïveté et de l’historicité du discours philosophique. Comme l’auteur le souligne, « le moment de naïveté n’est jamais absent d’aucune entreprise philosophique ». Il s’agit même d’un jeu entre deux formes de naïveté. L’une est méthodique, consistant à « laisser venir l’apparence telle qu’elle peut s’offrir ». L’autre forme de naïveté est « plus endormie et plus dangereuse » : c’est lorsque la philosophie affirme ce qu’elle est « et, ne le sachant pas, elle est une seconde fois naïve ». (p.62) Parallèlement, il soutient que la philosophie « ne parle que pour pouvoir inaugurer un avenir ».

Ce manuscrit, qualifié par ses restaurateurs de « très rédigé », aurait été produit en juillet 1966, avant le voyage du philosophe à Tunis. Il représente un écrit intermédiaire entre Les Mots et les Choses qui le précède, et L’Archéologie du savoir qui y succède. Par conséquent, il appartient à ce que l’on appelle généralement la période archéologique de Foucault, caractérisée par l’examen des systèmes contraignants qui rendent certaines choses visibles et énonçables, tandis que d’autres demeurent dans l’ombre. Ce n’est pas encore la période ultérieure dite « généalogique » de Foucault, où le rapport du sujet à la vérité est envisagé comme un jeu de forces et de pouvoirs, ni la période dite « éthique » où le sujet s’inscrit dans la pensée de l’auteur en tant que procédures de subjectivation. Il serait toutefois prétentieux de prétendre que le manuscrit actuellement publié annonce les étapes futures de l’évolution de la pensée et de la recherche du philosophe. Par ailleurs, Foucault n’a jamais envisagé l’évolution de sa pensée par sauts et coupures. Cependant, on peut déjà constater que la tension entre le nietzschéisme de l’auteur et son structuralisme est plus manifeste que dans Les Mots et les Choses.

Effectivement, depuis Descartes le discours philosophique est d’emblée un discours sur un maintenant qui lui est extérieur, et avec Kant, l’interrogation sur la possibilité de la philosophie occupera la scène même de la philosophie. Cependant, la mutation qui advient avec Nietzsche, selon Foucault, met en cause « les philosophes comme espèce parlante », et c’est désormais la question même de la philosophie, et non plus seulement son objet, qui sera posée et sans cesse répétée dans un espace discursif qui n’est plus celui du « discours philosophique ».

Décidément, l’un des mérites de ce manuscrit est d’apporter une matière précieuse pour réfléchir au rapport délicat entre Foucault et la philosophie. La question consiste à déterminer si son discours sur le discours philosophique s’inscrit à l’intérieur de la tradition philosophique, à l’extérieur, ou s’il se situe à la frontière entre les deux. En d’autres termes, cela soulève la question du positionnement épistémique d’un discours portant sur le discours philosophique d’un auteur qui a toujours cherché à éviter d’être totalement englobé soit dans la « philosophie », soit dans l’« épistémologie des sciences humaines », de même que dans « l’histoire des idées ».

Or, étrangement, dans les derniers chapitres du manuscrit, l’auteur change de perspective en passant d’une quête centrée sur un type de discours, notamment le philosophique, pour aborder des propos sur l’infranchissable et l’intransgressible entre cultures. Il évoque d’un ton herdérien la manière dont chaque culture « n’a accès à ce qui n’est pas elle que dans l’élément de son archive et selon les formes de son propre discours ; ce sont là pour elle des limites qui sont infranchissables. Dans ces conditions, on voit que l’analyse faite par une culture de son propre système d’archive et de discours va nécessairement à la rencontre des limites qui sont les siennes et qu’elle ne peut pas transgresser. » Ne s’agit-il pas d’une remise en cause extrême de l’universalisme ?

Le Discours philosophique de Michel Foucault, édition établie sous la responsabilité de François Ewald, par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini, Seuil, 2023, 320 p.

« Toute la grande chimère philosophique de l’Occident, depuis Descartes, ce n’est ni le philosophe-roi, ni le philosophe-sage, ni le philosophe qui dit l’ordre naturel du monde ; c’est le philosophe qui change le quotidien (celui de la science, celui de la vie) par la seule irruption de la lumière. Toute notre culture a rêvé d’une prise de conscience qui serait une...

commentaires (2)

"Toute philosophie n’est-elle pas comme écrire dans du miel ? Cela semble magnifique à première vue, mais lorsque vous regardez à nouveau, tout a disparu. Il ne reste que la trace. "(Albert Einstein)

Georges MELKI

18 h 35, le 03 septembre 2023

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Commentaires (2)

  • "Toute philosophie n’est-elle pas comme écrire dans du miel ? Cela semble magnifique à première vue, mais lorsque vous regardez à nouveau, tout a disparu. Il ne reste que la trace. "(Albert Einstein)

    Georges MELKI

    18 h 35, le 03 septembre 2023

  • Merci pour ce beau texte et de ce rappel que le sujet est un effet de discours. À l'heure où les robots parlent et pensent sommes-nous sur le point de nous faire déloger de notre cerveau pensant, après avoir été délogés de notre conscience par Freud?

    Karim JBEILI

    12 h 56, le 19 août 2023

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