Critiques littéraires

Histoire d’authenticité

C’est toujours avec un mélange d’enthousiasme et de ravissement, mais aussi de vive précaution, qu’il convient d’accompagner les premiers pas d’un(e) poète(sse). Un premier recueil, c’est toujours le risque d’un saut dans le vide, d’une confrontation avec une version dépareillée, crue, brute, de soi, d’une exposition de parcelles d’intimité avec le regard critique des autres.

Contrairement au romancier, le poète n’a pas le luxe du mensonge, cet apparat conquérant qui féconde les trames narratives les plus envoûtantes. La poésie est avant tout une mise à nu. Et il en faut du courage pour décider de se livrer au monde sans filtres, de défier l’hypocrisie et la vanité de l’univers, ou encore d’accepter de figer définitivement ses mots sur du papier, dans une suspension tragique de toutes les possibilités, en prenant ce risque périlleux d’assumer ses imperfections, sa nudité, sa fragilité… Car un premier recueil, c’est un peu comme une seconde naissance, le cri de vie d’un nouveau-né dans un monde a priori hostile.

Ce défi de bravoure dans les affres de l’authenticité, Chloé el-Asmar le relève avec brio avec son premier recueil, Papiers à lettres qui vient de paraître aux éditions Baudelaire. Et ce n’est pas vraiment une surprise. Déjà de par l’étymologie (grecque) même de son prénom, Chloé est l’herbe naissante, la « pousse nouvelle d’un vert clair », « celle qui couvre par son éclat verdoyant plaines et champs ». À cela, Euripide ajoute qu’elle est la verdure des prés, voire celle de la « prairie intacte, pure » qui n’a connu ni le troupeau du berger, ni le fer de la charrue. Avec son cœur tatoué sur sa peau comme une armure pour conjurer l’hypocrisie des hommes et la médiocrité du monde, cette Chloé-là était bien munie pour se lancer dans la guerre pacifiste des mots.

Mais, chez Chloé el-Asmar, la pureté n’est pas pour autant complètement diaphane, synonyme de fadeur. Le diamant a ses éclats d’obscurité et les assume pleinement –  ce qui n’est pas sans rappeler ces vers de Georges Dar dans « La Manic », sur les « rues sales et transversales » de Montréal où « la laideur ne t’atteint pas car tu es toujours la plus belle ». D’ailleurs, cette étudiante en littérature, perfectionniste rebelle, prêtresse néo-punk armée de ce type d’élégance impeccable, discrète et mutine qui semble presque à toute épreuve, confesse que son entreprise cathartique vise à changer le plomb en or, la laideur en beauté, les déconvenues de la vie en poèmes.

Le binôme authenticité-pureté – mâtiné d’une sincérité limite, d’un flirt subtil avec le néant et d’un érotisme retenu – revient comme un leitmotiv dans l’ensemble de l’œuvre, à travers une prose poétique courte, mélange chaotique, aigre-doux, d’aphorismes, de dialogues succincts, de pensées. Et pour cause : Chloé el-Asmar joue sans cesse avec l’infime, l’indicible, l’ellipse, la suggestion, le non-dit. Sans prétention, avec une pesanteur qui défie les lois de la gravité, de l’humour, du sarcasme et surtout sans faux-semblants, elle préfère être découverte, devinée, lue entre les lignes, sans jamais trop se livrer… au risque de garder le lecteur quelque peu sur sa faim, de le laisser suspendu à ses mots, comme s’il s’agissait de bribes de son cœur qu’elle a bien voulu partager avec ses amis et ses disciples. Et qu’il faudrait – en attendant une révélation plus osée, plus confiante, plus affirmée – se montrer déjà reconnaissant de pouvoir se contenter de ces miettes gracieuses… Puisse l’attente ne pas être trop longue.

Ce qui est certain, n’en déplaise à Duke Ellington et Boris Vian, c’est qu’il ne faut surtout pas aller chercher Chloé « perdue dans les marais » ou confrontant L’Écume des jours. Elle viendra d’elle-même, avec de nouvelles merveilles, à son rythme – et avec son mélange littéraire savamment dosé, incandescent, posé et pétillant de provocation et de pudeur. Il faut juste la contempler, reconnaissant, tandis qu’elle pose lentement, humblement et subtilement ses marques dans l’univers de la poésie et de la littérature francophone libanaise.

Papiers à lettres de Chloé el-Asmar, Éditions Baudelaire, 2023, 46 p.

C’est toujours avec un mélange d’enthousiasme et de ravissement, mais aussi de vive précaution, qu’il convient d’accompagner les premiers pas d’un(e) poète(sse). Un premier recueil, c’est toujours le risque d’un saut dans le vide, d’une confrontation avec une version dépareillée, crue, brute, de soi, d’une exposition de parcelles d’intimité avec le regard...

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