Fuyant la guerre civile en 1976 alors qu’elle a 18 ans, Madeleine rejoint sa sœur déjà installée au Japon. Elle y rencontre Naohiko Umewaka qui fréquente comme elle une école internationale. Une amitié amoureuse se noue entre eux, maintenue vivante par une correspondance qui se poursuit pendant plusieurs années alors qu’elle fait quelques séjours au Liban et aux USA. Puis les deux jeunes gens se retrouvent à nouveau au Japon pour ne plus se quitter. Et la narratrice va découvrir que Naohiko est un maître de Nô et que cet héritage se transmet de père en fils dans son aristocratique lignée depuis 1416. Malgré ses craintes de ne pouvoir s’adapter à une tradition si exigeante, à un héritage quasiment sacralisé par la famille et qui sera, à l’évidence, lourd à porter, Madeleine se persuade qu’elle pourra surmonter tous les obstacles grâce à un amour partagé et grâce aussi au tempérament zen, ouvert et raffiné de Naohiko.
Les chapitres consacrés à sa découverte du Nô et aux efforts acharnés qu’elle entreprend pour construire « un pont entre les cultures » sont certainement les plus intéressants de l’ouvrage. Le Nô est la plus ancienne tradition théâtrale encore vivante. Ce drame lyrique qui mêle la danse, la musique, le chant, l’art dramatique et la narration a en effet été créé au XIVe siècle. On le considère souvent comme l’opéra japonais. Mais ce ne sont pas les magnifiques costumes et les masques singuliers qui impressionnent le plus Madeleine. Elle est surtout fascinée par « le contraste entre les gestes posés des acteurs et l’énergie à peine contenue de la musique, par la subtilité des mouvements eux-mêmes, par la dignité et la maîtrise des artistes et par la douce grâce qui flotte dans l’air, le tout sous-tendu par les philosophies Nô du yûgen et du myo ». Le yûgen qui vient du taoïsme évoque le sens profond et mystérieux de la splendeur de l’univers et « la beauté triste de la souffrance humaine ». Quant au myo, il fait référence à l’alchimie qui se produit parfois entre acteurs et public. Si la narratrice est admirative de ce que le Nô porte en lui comme art et comme philosophie, elle a du mal à accepter le conservatisme des mœurs et la rigidité des usages qui l’accompagnent et elle s’efforce de trouver sa place en devenant l’ambassadrice du Nô auprès de la communauté internationale du Japon dans un premier temps, puis dans un deuxième temps, partout dans le monde. Elle devient productrice et promotrice de spectacles et grâce à son engagement véritablement exceptionnel, le Nô va voyager sur tous les continents. Elle évoque, entre autres, la création par Naohiko de l’œuvre Le Roi Lear et la mort d’un pianiste, spécialement conçue pour le festival d’Al-Bustan en 2016.
Une autre partie du livre raconte les défis que pose l’éducation des enfants dans un environnement biculturel et au-delà de son aspect parfois anecdotique, met en lumière des dimensions particulièrement difficiles à vivre de la culture japonaise, non seulement pour les non-Japonais mais pour les Japonais eux-mêmes aussi. La difficile acceptation de la différence ethnique ou culturelle, la discrimination raciale, la pression à la conformité, la tendance au formatage éducatif dans un système où l’erreur est interdite, les souffrances subies en raison de pratiques « d’intimidation » et de harcèlement, sont autant d’aspects qui montrent les contraintes extrêmes d’une société « qui privilégie l’homogénéité au détriment de l’individu ». La rigidité des attentes sociales qui s’exerce sur tous explique par exemple un taux de suicide très élevé chez les étudiants japonais. Dans une société qui valorise le groupe au détriment de l’individu ainsi que le stoïcisme, le « gaman » - endurance ou abnégation - pousse les gens à taire leurs difficultés plutôt qu’à chercher de l’aide.
Pour aborder les aspects problématiques de la culture et du mode de vie japonais, l’auteure adopte un ton distancié, documente ses observations et apporte d’intéressantes références académiques. Mais pour le reste, l’ouvrage est porteur de sa passion pour ce pays et de son admiration pour ses traditions et ses productions artistiques qu’elle défend avec conviction et chaleur.
J’ai épousé un maître de Nô de Madeleine Abdel Jalil Umewaka, Prunier/Sully, 2023, 180p.