Entretiens

Florence Noiville et la « sagesse de l’incertitude » de Kundera

Celle qui est aussi critique littéraire au Monde partage volontiers quelques éléments de cette rencontre fascinante avec le romancier disparu.

Florence Noiville et la « sagesse de l’incertitude » de Kundera

© Francesca Mantovani / Gallimard

Pourquoi avez-vous choisi de construire votre texte sur un jeu d’échos entre passé lointain, proche et récent ?

Écrire quelle drôle d’idée ! est, comme vous le soulignez, un constant jeu d’échos. Entre passé et présent, mais aussi entre mon texte, les dessins de Milan Kundera et les nombreuses photos que les Kundera m’ont données ou permis de prendre moi-même pour illustrer ce livre. Il fallait beaucoup de confiance de leur part et seule la proximité que nous avions pouvait rendre cela possible. Tout à coup, son œuvre résonne avec sa vie. On découvre Milan en orateur pendant le Printemps de Prague, en compagnie de Milos Forman, parlant de cinéma dans un moulin à Belle-Île, en maillot de bain sur la plage du Diamant dissertant sur les peintres de la Martinique… Bref, le livre donne à voir mille facettes d’une vie hors normes que peu de gens connaissent, et dont il a entièrement nourri son œuvre.

Votre livre peut-il être envisagé comme une enquête, aussi bien historique que culturelle et littéraire ?

En tout cas ce n’est pas une biographie conventionnelle (Milan les détestait). Je dirais plutôt qu’il ressemble à un manteau d’Arlequin avec, cousus ensemble, des bouts de tissus de toutes les couleurs. Il y a des morceaux d’enquête (quand je vais consulter les archives de l’ancienne police secrète à Prague), il y a des pages de carnets de voyage (en Moravie et en Bohême, je mets mes pas dans les siens et je raconte ses lieux). Il y a des fragments qui sont tissés avec la matière de nos souvenirs communs (un déjeuner au Touquet, une partie de rires dans son appartement à Paris…) Il y a enfin beaucoup de fragments de ses romans pour que les lecteurs qui ne le connaissent pas puissent goûter à différentes « saveurs kunderiennes » et voir celle qui leur conviendrait le mieux.

Une autre manière de répondre à la question, serait de dire qu’il s’agit d’un livre de tendresse et d’admiration. Aujourd’hui en France, on fait beaucoup de livres pour dénigrer. C’est stérile. Admirer et dire pourquoi est bien plus enrichissant !

D.R.

Dans quelle mesure vos recherches vous ont-elles permis de mieux cerner la tonalité romanesque spécifique de l’auteur, marquée par « ce rire sans humour » que vous évoquez et ce « mélange de gaieté et de mélancolie » ?

Plus que les recherches, c’est la fréquentation de Kundera lui-même qui donnait l’impression que sans cesse le rire et la mélancolie étaient inséparables. J’essaie de faire ressentir cela dans le portrait que je brosse de lui. C’était un être joyeux, généreux, espiègle, amical, plein d’humour. Pour autant, cette légèreté se déployait toujours sur fond de « litost » (le mot tchèque pour « mélancolie »). Parce qu’il avait vécu tous les maux du XXe siècle (la Deuxième guerre mondiale à 10 ans, son professeur de musique bien aimé mort en déportation, le communisme autoritaire, la censure, la propagande, le bannissement, l’interdiction d’écrire, l’exil…) ; parce qu’il avait tout vu, il ne se faisait d’illusions sur rien. Mais au lieu de verser dans le désespoir ou le nihilisme, comme Cioran, il en tirait une énergie qui forçait l’admiration. Si « la vie est un complot de hasards » et d’absurdités, alors faisons-en du léger et du beau, disait-il. Rions. Chez Kundera, le tragique et le comique sont toujours intriqués. Dans ses dessins, c’est pareil, l’un ne va jamais sans l’autre. Moi qui ai eu la chance de le connaître, je peux dire que son attitude devant la vie m’a toujours transmis une grande force. 

Selon vous, la dimension mitteleuropéenne est-elle une clé de lecture essentielle ?

On peut tout à fait apprécier Kundera sans avoir lu Musil ou Kafka. Mais on peut aussi relever dans son œuvre tout ce qui s’inscrit dans le sillage de cette littérature mitteleuropéenne : la peinture d’un monde en déréliction où rien n’est stable, où tout vacille, menace et bouge sans cesse – les frontières comme le reste – et où les seules armes qui vaillent sont la lucidité et la dérision. C’est pour cela que Kundera est très actuel. Il nous montre comment tenter de vivre dans ce monde incertain, imprévisible. Et comment les beaux plans que nous tirons sur la comète sont souvent risibles. Son proverbe préféré est un proverbe yiddish : « L’homme pense, Dieu rit. »

La dimension musicale de l’inspiration de Kundera vous a-t-elle semblé incontournable pour approcher son esthétique ?

Oui, il a failli être pianiste, comme son père. J’ai reproduit dans le livre une œuvre composée par lui à 14 ans ! La musique joue un rôle-clé dans ses livres. Un jour il m’a dit : « Ma première idée d’un roman est toujours rythmique. »

Comment expliquez-vous la fascination actuelle pour le romancier ? Est-ce lié à son héritage culturel multiple qui en fait une figure de la modernité ?

C’est paradoxal de faire de lui une figure de la modernité car, à bien des égards, cette modernité vulgaire et tapageuse de l’Occident lui faisait horreur. Il avait compris dès les années 1980, bien avant les selfies et les réseaux sociaux, combien le monde devenait voyeur, impudique, obsédé par sa propre image. Combien il était devenu impossible de « se cacher où que ce soit ». Il déplorait qu’on veuille à toute force l’enfermer dans une case, lui qui avait traversé son siècle en n’étant au fond ni communiste ni libéral. Identités multiples, exil, refus du cirque médiatique, silence choisi… : sa modernité à lui, sa subversivité même, c’était de s’être mis à l’écart, de s’être « déconnecté » bien avant que cela ne soit à la mode. Far from the madding crowd…

Selon vous, est-ce également sa réflexion sur l’exil, aussi bien dans ses textes que dans sa vie marquée par un impossible retour, qui touche ses lecteurs ?

Difficile de dire ce qui touche des millions de lecteurs dans le monde. Ce qui m’a touchée moi, c’est ma première lecture de L’Art du roman. Soudain j’avais devant moi quelqu’un qui tirait des fils entre la littérature, la peinture, le cinéma, l’architecture, la musique… de façon si limpide qu’on en ressortait plus intelligent. Ça a été mon premier choc Kundera : un choc de clarté et d’intelligence. Un bonheur.

Et puis on est toujours surpris par Kundera. Moi la première. En écrivant ce livre, par exemple, j’ai découvert que pour subsister au temps où le régime communiste lui avait interdit de publier, il écrivait dans un magazine grand public des horoscopes sous pseudo. Il s’amusait beaucoup et il avait une telle plume qu’un haut dignitaire du régime avait demandé à se faire faire par lui son thème astral – dans la plus grande discrétion bien sûr, car un marxiste formé à Moscou n’était pas censé croire à ces fadaises ! Incognito, Kundera lui avait concocté un horoscope « sur mesure » qui avait terrorisé le monsieur pour la vie entière. Quand il racontait cela, il en riait encore.

Peut-on considérer Kundera comme un écrivain engagé, dans la mesure où il considère qu’il y a un lien entre la démocratie et l’art, et que la « relativité romanesque » s’oppose à la haine ?

Kundera plaide en effet pour la sagesse du roman qu’il appelle la « sagesse de l’incertitude » (parce qu’un bon roman n’assène aucune vérité mais s’efforce au contraire de faire entendre des voix multiples). En ce sens, on peut le dire « engagé », même si ce mot faisait partie de ceux qu’il détestait. Il voulait être romancier, un point c’est tout. À cet égard, il est et restera l’un des plus grands romanciers du XXe siècle.



Pourquoi avez-vous choisi de construire votre texte sur un jeu d’échos entre passé lointain, proche et récent ?Écrire quelle drôle d’idée ! est, comme vous le soulignez, un constant jeu d’échos. Entre passé et présent, mais aussi entre mon texte, les dessins de Milan Kundera et les nombreuses photos que les Kundera m’ont données ou permis de prendre moi-même pour...

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