« Le Hezbollah a tué Lokman Slim parce qu’il était le chiite dont il ne voulait pas. (...) Vous voulez voir dans nos yeux la peur, mais nous ne vous laisserons pas voir ce regard. » Devant les caméras de la MTV, le 9 février 2021, cinq jours à peine après l’assassinat de l’éminent chercheur et opposant chiite, les yeux de Dima Sadek ne cillent pas. Ce soir-là, la journaliste dit tout haut ce que beaucoup de Libanais et Libanaises pensent tout bas. La fille de Khiam, passée sur les bancs du Grand Lycée franco-libanais de Beyrouth, puis par l’USJ, est connue comme le loup blanc dans le milieu des vedettes du petit écran. « Elle n’a peur de rien et dit les choses telles qu’elles sont », dit d’elle Sobhiya Najjar, journaliste et ancienne collègue à la LBCI. Souvent justes, parfois maladroites, certaines de ses sorties déchaînent les passions jusqu’à soulever des torrents d’injures, parfois des menaces sur sa personne. Pur produit de la télévision libanaise, friande des interviews-chocs et des émissions-spectacles, Dima Sadek est plus connue pour ses punchlines que pour ses enquêtes de fond. « Ce n’est pas une journaliste d’investigation ou une chercheuse, c’est une figure publique. Elle est crainte car elle a une audience, donc une influence », estime Hanin Ghaddar, chercheuse au Washington Institute For Near East Policy.
Mais son style a un prix. En près de dix ans, ses nombreux détracteurs ont déployé un éventail de stratagèmes pour essayer de la faire taire. Le Hezbollah, d’abord, qui la dépeint comme le mouton noir, la chiite qui a osé s’écarter du rang. Le Courant patriotique libre, ensuite, qui vient de remporter un procès contre la journaliste, ainsi que d’autres mastodontes comme le chef du Parlement Nabih Berry, ou le patron de la banque centrale, Riad Salamé.
Sa percée à la télévision – à la OTV en 2007 puis à la LBCI en 2011 – lui offre une notoriété expresse. Elle s’en sert comme plateforme pour afficher ses convictions, mais aussi pour faire le buzz. À une époque où les courants contestataires du 17 Octobre n’existaient pas encore et où les critiques contre le Hezbollah se faisaient plus discrètes, la journaliste avait déjà le verbe haut. Sur le plateau de son émission Nharkom saïd, en février 2015, Dima Sadek compare les pratiques répressives de l’État islamique à celles du régime iranien. Face à elle, l’universitaire Habib Fayad, proche du Hezbollah, entre dans une colère noire. « Tu vas perdre beaucoup, Dima », dit-il, avant de tourner les talons en plein direct. L’épisode déclenche une violente campagne d’insultes en provenance d’internautes pro-Hezbollah. Un premier avertissement qui ne change rien à sa trajectoire. Fin octobre 2015, elle reçoit dans son émission le journaliste proche du parti de Dieu Fayçal Abdel Sater. Elle l’interroge sur l’origine des deux tonnes de captagon destinées à l'Arabie saoudite et saisies par les douanes libanaises à l'Aéroport international de Beyrouth. Quelques jours plus tard, une plainte pour diffamation et informations mensongères est déposée contre elle. Grâce à ses appuis et à une vague de soutien importante, la journaliste est innocentée deux mois plus tard par la justice. « À l’époque, le Hezbollah ne pèse pas encore politiquement de tout son poids. Il y avait une balance politique qui faisait barrage », se souvient Hanin Ghaddar, qui recevait elle aussi des menaces. En 2018, cette opposante de confession chiite a été condamnée par contumace à six mois de prison ferme pour avoir critiqué l’armée lors d’une conférence à Washington en 2014 où elle s’en prenait également au Hezbollah.
Incitation au meurtre
Après le « captagon-gate », la machine de propagande fait tout pour discréditer Dima Sadek qui, comme d’autres voix contestataires issues de la communauté chiite, est accusée d’être une « traître » à la solde de l’État hébreu. « Le Hezbollah a surtout peur des chiites qui sortent du rang, car cela fragilise son récit d'unité de la communauté derrière lui », appuie Hanin Ghaddar. « Si Israël et les États-Unis ne parviennent pas à ébranler le Hezbollah, ce n’est pas Dima Sadek qui va le faire ? » balaie d’un revers de la main Fayçal Abdel Sater. Le 25 novembre 2019, elle est victime d’une attaque lors d’une manifestation. Un homme, qu’elle soupçonne d’appartenir au parti de Dieu, lui vole son téléphone portable. L’affaire fait le tour des réseaux sociaux. En face, la réponse du camp adverse ne tarde pas à arriver. La « criminelle et corrompue » est accusée de « trahir et de coopérer avec l'ennemi », estime un uléma chiite lors d’un prêche à Nabatiyé. « Tout comme la charia bannit le vol et prévoit l'amputation du bras du voleur, la charia prévoit de te crucifier, ou encore de t'amputer la main et la jambe », conclut ce dernier.
Au moment où elle en a le plus besoin, la chaîne où elle travaille depuis huit ans cesse de la soutenir. Elle affirme qu'après avoir reçu des pressions politiques en provenance des plus hautes institutions de l’État, le patron de la LBCI, Pierre Daher, lui demande de filtrer le contenu de ses interventions sur Twitter. La jeune femme annonce sa démission le 26 novembre. Renonçant à la plateforme que lui offrait le petit écran, elle est désormais sans protection institutionnelle.
Celle qui avait fait ses armes dans les rangs de la OTV – chaîne proche du mouvement aouniste qu’elle rejoint pour quelques années en 2007 – devient dès 2020 l’une des cibles privilégiées des membres du CPL. Aux yeux de ces derniers, Dima Sadek est le porte-voix d’une conspiration médiatique visant à discréditer le mouvement orange et son chef. « L’insolence est devenue une mode et la prostitution verbale une liberté », avait asséné Ghada Assaf, coordinatrice d’une commission de travail au sein du CPL, suite à un commentaire de Dima Sadek sur Twitter en juin 2019.
Si elle gagne le soutien d’une partie de la rue, qui voit en elle une figure forte de la révolution, sa participation au soulèvement du 17 Octobre exacerbe aussi le climat et la violence des attaques. Dans les rues de la capitale, Dima Sadek, toujours apprêtée, se fait remarquer au milieu des manifestants qui campent sur le Ring. Son arène à elle est aussi celle des réseaux sociaux. Sur internet, ses détracteurs la cuisinent à toutes les sauces. Dima « la vile », Dima la « danseuse du Ring » ou bien encore Dima « la rapporteuse » est tournée en ridicule. En tant que femme, les sous-entendus faciles ne sont jamais très loin. Un seuil supplémentaire est franchi en juin 2019 lorsqu’un internaute anonyme lâche : « Vous méritez qu’on vous viole. Y a-t-il quelqu’un de plus sale que vous ? »
D’année en année, les dérapages verbaux se multiplient jusqu’à ce que le mouvement orange décide de l’attaquer en justice. En février 2020, le parti porte plainte contre la journaliste et le blogueur Gino Raïdy pour « diffusion de fausses nouvelles » et « publication d'une vidéo faussement attribuée au CPL comprenant des incitations à la haine communautaire et raciste ». Les faits en question remontent à plusieurs semaines : il est reproché aux deux chroniqueurs d’avoir dénoncé et associé le parti à l’agression à Maameltein (Kesrouan) de jeunes Tripolitains par des partisans de (l'ancien député et membre du CPL) Ziad Assouad. Un parti « fasciste nazi », accuse à l’époque Dima Sadek sur son compte Twitter. Pour la formation de Gebran Bassil, les limites de l’acceptable ont été franchies. « Tout ne peut pas être dit au nom de la liberté d’expression, les journalistes doivent se doter d’une conscience professionnelle », affirme aujourd’hui le député CPL de Jbeil, Simon Abi Ramia. Trois ans après les faits de Maameltein, la justice vient de rendre un premier verdict, condamnant lundi 10 juillet l’ancienne vedette télévisée à un an de prison ferme ainsi qu’à des dommages et intérêts.
Si son réquisitoire à l’encontre de certains partis du système ne fléchit pas, l’argumentaire de Dima Sadek se resserre petit à petit autour de figures-clés. Au lendemain du 4 août, alors qu’elle tient Gebran Bassil pour responsable de l’arrivée au port de Beyrouth du navire transportant le nitrate d'ammonium, le chef du CPL et ancien ministre de l’Énergie (2009-2014) dépose une plainte auprès du tribunal de première instance de Beyrouth pour diffusion de rumeurs et fausses informations « dans le but de tromper l'opinion publique ». Au même moment, Nabih Berry entame une procédure contre la journaliste devant la Cour de cassation pour « incitation à la haine, calomnie, outrage et diffusion de fausses informations ». Alors que la police du Parlement, affiliée au président de la Chambre, avait pris l’habitude de violenter les révolutionnaires du 17 Octobre, Dima Sadek rappelle à l’antenne le passé milicien du chef du mouvement Amal (MTV, 19 août 2020). Une liberté de ton qui lui vaut de nouveaux démêlés judiciaires.
Réseaux de l’ombre
Quand certains la disent « démago » ou « radicale », d’autres la voient comme le porte-voix de la résistance à la manzoumé. « Elle n’appartient à aucun bord politique, c’est les gens qu’elle défend » poursuit Sobhiya Najjar. L’effondrement (économique, monétaire et financier) des années 2019 à 2021 a, à ce titre, redéfini les priorités de travail. En s’intéressant aux réseaux de l’ombre ayant contribué à vider les caisses de l’État tout en contribuant à engraisser l’élite politico-financière pendant plusieurs décennies, elle s’attaque à une figure jusque-là quasi intouchable : Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban depuis 1993.Sa participation aux premières révélations ayant entaché l’image de l’ancien « magicien de la finance » a lieu dans le cadre de sa collaboration avec Daraj, quelques mois après son départ de la LBCI. Dans un rapport publié en avril 2020 (initialement rédigé en 2016 par le groupe Cristal Credit, dont le PDG nie toutefois toute implication), le gouverneur est accusé d’avoir dissimulé d’importantes sommes d’argent dans des comptes bancaires à l’étranger. Dima Sadek et l’équipe sont convoquées pour témoigner, le 21 avril, devant la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun.
Riad Salamé se tourne vers la justice pour répondre aux accusations, déposant une plainte contre la jeune femme en 2020 pour un second rapport publié en août de la même année par Daraj en collaboration avec l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project). Il s’ajoute aux quatre autres procès toujours en cours. De Gebran Bassil à Nabih Berry en passant par le parti de Dieu : ses adversaires sont variés, colorés, composites. Elle s’en amuserait presque. « J’ai de tout », lâche-t-elle au téléphone depuis Paris.
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Vous faites une grave erreur de l’accuser d’être une femme a la solde d’Israël puisque Dima Sadek est ANTISIONISTE à son corps défendant. De sa bouche pleine d’amertume et de son cœur meurtri par tant de rage, elle dénonce les mauvaises postures des mafiosis aussi bien que les corrompus. Es ce la que vous voyez en elle une ennemie à abattre comme à été abattu Lokman Slim. Tout le monde a intérêt à la protéger, y compris les corrompus que les corrupteurs. Et comme le dit Aboumatta, on aimerait bien la voir en députée sans partie pris.
Mohamed Melhem
05 h 49, le 08 novembre 2023