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Société - Reportage

Meurtre de Abey : trois victimes, deux hommes et... la vérité

Un homme druze de 60 ans a été tué le 9 juin dans ce village du caza de Aley. Son meurtrier, un chrétien âgé de 82 ans, décède deux jours plus tard en garde à vue, dans sa cellule. Très vite, tout est fait pour désamorcer le potentiel confessionnel de l’affaire, dans cette région au passé houleux. Au risque de passer à côté de la vérité.

Meurtre de Abey : trois victimes, deux hommes et... la vérité

Une rue du village de Abey, dans le caza de Aley. Photo João Sousa

Au bout d’un sentier battu serpentant sous le village tout en pierre calcaire de Abey, dans le caza de Aley, quand même les voitures tout-terrain ne passent plus et qu’il faut continuer à pied, deux hommes cultivent leur jardin. Pour arroser leurs arbres fruitiers respectifs, un point d’eau dont ils partagent la précieuse ressource avec une poignée d’autres agriculteurs. Ce cadre a priori idyllique et apaisant s’est transformé en scène de crime le 9 juin, ce qui, au fond, n’a pas surpris la fille de Michel Skaff. « Je ne suis venue qu’une fois avec lui et je n’ai pas aimé », raconte-t-elle. « S’il t’arrive quelque chose là-bas, tu peux mourir et personne n’en saura rien », avait-elle d’ailleurs soufflé à son père quand elle avait accepté, pour la première et la dernière fois, de l’accompagner dans leur village d’origine, qu’ils ont fui lors de la guerre de la Montagne (1983), l’un des épisodes les plus noirs de la guerre du Liban, synonyme d’exode pour quelque 160 000 chrétiens de la région.

« Un homme pieux », dit-elle de son paternel, qui ne manque les funérailles ni des chrétiens ni des druzes du village de son enfance. Ex-enseignant ayant ensuite multiplié les métiers, il se découvre sur le tard un penchant pour le travail de la terre, si bien qu’après la « réconciliation » entre druzes et chrétiens dans les années quatre-vingt-dix ayant permis le retour de ces derniers dans la région, il vend la maison de sa mère dans le village, mais conserve son lopin de terre en contrebas, où il prend soin de ses oliviers. « C’était une façon de se reconnecter avec ses racines. Il avait construit une tente de bric et de broc pour y passer la nuit. Il gardait avec lui un fusil de chasse pour se protéger des sangliers. »

« Incident individuel »

Mais ce jour-là, son père s’est servi de son arme pour tuer un homme. Tous les récits convergent sur ce point. Ce vendredi après-midi, il a tiré à bout portant avec son fusil de chasse sur Hicham Hamzé, un sexagénaire druze et père de cinq enfants, le tuant sur le coup. Ce qui précède et ce qui suit, en revanche, est plus confus. Pour le savoir, il ne faut pas compter sur le maire du village, qui dit être en Espagne, ni sur le moukhtar Ghassan Khoury, dont une pancarte annonce la maison à l’entrée du village, mais qui implore depuis Beyrouth d’être laissé en dehors de cette histoire. Un peu plus loin, dans le bâtiment de la municipalité ornant la route principale, un employé accepte d’appeler le fils de la victime pour qu’il livre sa version des faits. Celui-ci refuse. « La famille a tout fait pour éviter que l’événement prenne plus d’ampleur. C’est un incident individuel et ils ne veulent pas que ça aille plus loin », justifie-t-il.

Incident individuel : comprendre que le drame macabre de Abey n’a rien à voir avec la confession des deux protagonistes. Cet élément de langage est immédiatement imposé par le Parti socialiste progressiste (PSP) afin de désamorcer une situation au potentiel inflammable, signalé par l’incendie nocturne de la voiture de Michel Skaff. Dépêché sur les lieux au lendemain du crime, le député PSP Hadi Abou el-Hosn insiste sur ce point : « Ce qui s’est passé à Abey est un incident individuel sans relation avec la politique, bien qu’il ait eu lieu entre un chrétien et un druze. La région étant sensible, en raison des massacres ayant eu lieu pendant la guerre, nous avons tout de suite attribué de l’importance à cet incident sous l’impulsion de Walid Joumblatt (le chef du PSP). Je me suis rendu sur place pour transmettre ses mots à la famille, que nous avons remerciée pour sa fermeté d’esprit et sa prudence », dit-il. 

Même son de cloche du côté du porte-parole des Forces libanaises (FL), Charles Jabbour, qui insiste lui aussi sur le fait que c’est un incident « comme il en survient dans tout le pays », et que ce serait « une erreur de le lier à un conflit entre deux confessions ».

La municipalité de Abey. Photo João Sousa

Éviter toute vengeance

Depuis sa station-service située au cœur du village, Aymane Hamzé, 58 ans, proche de la victime, revient sur le jour du drame, qu’il a vécu de près : « C’est une misérable affaire d’irrigation », confirme-t-il. Et de rappeler que les agriculteurs se mettent d’accord pour utiliser le point d’eau à tour de rôle. Or ce jour-là, il assure que Michel Skaff aurait refusé que son voisin utilise le point d’eau en le menaçant. Quand le second aurait finalement voulu arroser ses terres, le premier aurait mis ses menaces à exécution.

Cette version est contredite par la fille de Michel Skaff, qui affirme que son père a tiré en position de « légitime défense » : « Son voisin de parcelle est arrivé sur son terrain, mécontent du fait de le voir arroser ses oliviers, et a commencé à frapper ma belle-mère, ce qui est honteux. Ensuite, il y a eu une confrontation et mon père a pris le fusil qui était dans sa tente », raconte-t-elle, se basant sur le témoignage de la femme de son père, qu’elle a dû aider à sortir du taxi la ramenant chez elle le soir du 9 juin, tant les coups l’auraient abîmée, selon ses dires.

Un élément omis par Aymane Hamzé, qui dit être descendu sur place après avoir entendu que son ami s’était fait tirer dessus, et dont il a fini par porter la dépouille mortelle sanglante à l’hôpital avec d’autres hommes du village. « Michel Skaff était assis avec sa femme à côté de leur voiture. Une demi-heure plus tard, les forces de l’ordre sont arrivées sur place pour l’embarquer », affirme ce témoin. Où exactement ? À la caserne de Qabr Chmoun, un village adjacent, croit savoir l’employé municipal précité, pour « écarter le risque d’une vendetta ». Sur place, un gendarme précise qu’il a été en réalité emmené à Aramoun, à 6 km de Abey, car la crainte d’une vengeance était « si grande qu’on a préféré l’éloigner de la région ».

« Mort naturelle »

Le détail a son importance, car Michel Skaff est mort dans sa cellule deux jours après son arrestation. À Aramoun donc, où il devait pourtant être à l’abri. Que s’est-il passé entre le moment où il a tiré sur Hicham Hamzé et celui de son trépas ? A-t-il subi des violences, avant ou après le coup de feu, ayant pu provoquer sa mort ? Pas selon Aymane Hamzé, qui dit avoir vu les forces de l’ordre arriver très vite, trop vite pour que les choses ne dégénèrent. « S’il n’avait pas été évacué à temps, il aurait peut-être été tué », assure pour sa part un gendarme.

Derrière les hauts murs de protection de la caserne de Aramoun, ce dernier assure que le corps, qu’il a pu voir avec le médecin légiste, « était couvert de contusions ». « Selon certains témoignages recueillis, le tueur s’est d’abord fait frapper avec sa femme. Il se serait alors saisi de son fusil et le coup serait parti », appuie le militaire.

La version officielle est résumée ainsi par le député Hadi Abou el-Hosn : « Deux jours après la mort de sa victime, le tueur est mort de cause naturelle. C’était un octogénaire qui souffrait de problèmes de cœur, selon le rapport d’autopsie », dit-il, précisant que sa mort a permis de clore le dossier. « J’étais présent avant sa mort et je peux vous dire qu’il avait un tas de médicaments sur lui », abonde le gendarme. Tout allait bien jusqu’à dimanche matin, dit-il pourtant, ajoutant que ses compagnons de cellule ont soudainement constaté que son cœur avait cessé de battre.

À l’entrée du village de Abey, dans le caza de Aley. Photo d’archives João Sousa

Négligence ?

Deux jours plus tard, quand les gendarmes l’appellent pour lui annoncer la mort de son père, sa fille découvre ulcérée que les autorités cherchent à lui imposer une vérité qu’elle estime tronquée : « Ils m’ont demandé de signer le rapport d’autopsie du médecin légiste Assem Haïdar, mais j’ai refusé avant de voir sa dépouille mortelle. Alors, nous sommes allés la voir à l’hôpital, j’ai demandé à faire des examens supplémentaires et nous avons découvert qu’il avait la mâchoire fracturée et des côtes cassées », dit-elle, photos à l’appui. Outrée, elle exige un nouveau rapport d’autopsie du médecin, qui s’exécute le jour même. Ainsi, le second rapport d’autopsie consulté par L’Orient-Le Jour mentionne « une fracture de la mâchoire qui a pu rendre son alimentation très difficile ».

Désormais méfiante, elle se forge sa propre version des faits : « Certes, mon père était un homme âgé au cœur fragile, mais sa mâchoire fracturée l’a probablement empêché de se nourrir et de prendre ses médicaments pendant deux jours. » D’après elle, en négligeant de faire appel à un médecin au vu de sa condition, les forces de l’ordre ont une part de responsabilité dans sa mort. Elle ne va toutefois pas porter plainte, selon nos informations.

Face à la volonté des autorités de toutes parts d’éviter que le drame du 9 juin ne prenne un tournant confessionnel, elle conclut, désabusée : « Je déplore avant tout la mort des deux hommes. Mais aussi le manque d’humanité auquel mon père, un homme âgé, malade et blessé, a été confronté. Druzes ou chrétiens, personne n’est protégé contre le délabrement des institutions de l’État. »

Au bout d’un sentier battu serpentant sous le village tout en pierre calcaire de Abey, dans le caza de Aley, quand même les voitures tout-terrain ne passent plus et qu’il faut continuer à pied, deux hommes cultivent leur jardin. Pour arroser leurs arbres fruitiers respectifs, un point d’eau dont ils partagent la précieuse ressource avec une poignée d’autres agriculteurs. Ce...

commentaires (4)

Version officielle ? C'est honteux d'en parler. L'homme a peut être tiré en légitime défense après avoir été roué de coups avec sa femme. Ses fractures de mâchoire et de côtes.. Mort naturelle ? Pourquoi passer autour de la vérité ?

Esber

21 h 29, le 23 juin 2023

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Commentaires (4)

  • Version officielle ? C'est honteux d'en parler. L'homme a peut être tiré en légitime défense après avoir été roué de coups avec sa femme. Ses fractures de mâchoire et de côtes.. Mort naturelle ? Pourquoi passer autour de la vérité ?

    Esber

    21 h 29, le 23 juin 2023

  • Que leurs Ames reposent en paix. Le prix extreme de la fawda.

    Irene Souki

    18 h 02, le 22 juin 2023

  • Liban, pays de l’impunité. Les familles des 220 victimes de l’explosion du port attendent toujours qu’on juge les criminels ou qu’on fasse semblant au moins de les chercher pour les juger, mais rien le néant. La justice s’en fout. Elle n’existe pas et les partis qui sont visés sont bien protégés eux. Vive l’impunité !!

    Khoury-Haddad Viviane

    12 h 30, le 22 juin 2023

  • Un fait divers malheureux comme cela arrive dans tous les pays. RIP aux 2 personnes. Les politiciens ont agi sagement. Idem pour la sagesse des 2 familles

    LE FRANCOPHONE

    09 h 16, le 22 juin 2023

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