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Culture - Exposition

Christine Safa, le feu sous la banquise

Représentée depuis un an par la Galerie Lelong à Paris, Christine Safa y présente sa saisissante exposition solo « La forme rêvée d’une forme vue »*, à travers laquelle elle cartographie un paysage sentimental, habité par la figure quasi antique de son copain Nathan, tramé par des fragments de souvenirs et enrubanné de cette lumière onirique dont seule l’artiste a le secret...

Christine Safa, le feu sous la banquise

Christine Safa dans son atelier. Paris 2022. Photo Fabrice Gibert © Christine Safa/Courtoisie Galerie Lelong & Co.

Cela faisait un moment que nous attendions l’occasion d’écrire à propos de Christine Safa. Plus précisément depuis la réjouissante découverte, il y a deux ans environ, de son œuvre qui jusqu’alors se composait essentiellement de paysages, où déjà l’artiste de 28 ans traitait la couleur comme à la fois son sujet et sa matière première. Mais aussi et surtout comme une substance presque occulte qui lui permettait dans ses toiles de fragiliser ses montagnes, rapprocher les lignes d’horizon, donner une peau à la Méditerranée éternellement là et conférer à ses corps une dimension de paysages. Depuis, et en si peu de temps, Safa a cambriolé l’attention jusqu’à rejoindre en 2022 la Galerie Lelong à Paris, qui accueille en ce moment sa première exposition solo. « La forme rêvée d’une forme vue », « en référence à ma façon de procéder qui consiste, à mesure que je peins, à fantasmer un paysage où viennent s’empiler plusieurs visions familières, notamment des images du Liban, de mon enfance et de mes vacances. Elles deviennent mon vécu de ces paysages intérieurs », dit-elle.

Christine Safa, « Souvenir d’une étreinte III », 2022, aquarelle sur papier préparé 30 x 21 cm. Photo Fabrice Gibert © Christine Safa/Courtoisie Galerie Lelong & Co.

Une vie d’entre-deux

Christine Safa est une enfant de l’après-guerre civile libanaise. Née en France en 1994, elle fait partie de ceux qui ont ouvert les yeux sur un exil forcé, sur un arrachement dont ils n’ont jamais vraiment compris les dessous, les raisons, mais qui a fait émerger en eux « un chagrin, une mélancolie héritée », et en tous cas une certaine forme de stigmatisation. « En école prépa, avant d’intégrer les Beaux-Arts de Paris, pour peu qu’on apprît que je suis libanaise, de parents libanais, on voulait absolument me pousser vers une peinture politique. Et comme personne ne m’a jamais parlé de la guerre, de l’histoire du Liban, puisqu’au Liban on ne parle pas de ce genre de choses, j’ai voulu comprendre et je me suis mise à lire à propos de la guerre, des femmes martyres, ce genre de sujets, qui en quelque sorte justifierait ma légitimé dans l’art politique », se souvient Christine Safa.

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Christine Safa, « Nathan au Marais, l’arbre isolé », 2022 aquarelle sur papier préparé 30 x 45 cm. Photo Christine Safa/Courtoisie Galerie Lelong & Co.

« Pendant ma formation aux Beaux-Arts, l’un de mes professeurs m’avait dit un jour : “Ta peinture ne doit pas être moins puissante que tes propos.” En même temps, revenant au Liban tous les étés, toutes les vacances, je comprenais que ma vie était une sorte d’entre-deux, d’aller-retour, à l’image de celle de mes parents. C’est à ce moment que j’ai également réalisé que mon travail se situait justement dans cet entre-deux, que c’est autour de cela même que mon travail se construirait, d’autant plus que je ne pouvais pas m’approprier une histoire qui n’est pas la mienne, celle des Libanais et Libanaises qui y sont restés et qui y ont tout vécu sur place. » C’est alors que les toiles de Christine Safa deviennent des sortes de tentatives, d’essais, d’espoirs de faire figurer les montagnes arrachées de ses souvenirs de vacances au Liban, et puis cette ligne d’horizon, cette frontière trouble et invisible qui sépare les deux pans de sa vie, « et où j’aime jouer à voir et perdre le soleil au moment du coucher, avant qu’il ne disparaisse vraiment », dit-elle.

Christine Safa, « La mer, par-delà ton épaule IV », 2023 huile sur toile, 152 x 130 cm. Photo Christine Safa/Courtoisie Galerie Lelong & Co.

Peints d’après affect

« La forme rêvée d’une forme vue » que présente actuellement la Galerie Lelong, dans ses deux espaces, sur l’avenue Matignon et à la rue de Téhéran, marque le retour de Christine Safa à ce qu’elle qualifie de plaisir coupable, à savoir le figuratif. « Mais je dis figuratif avec plein de guillemets, parce que d’un côté, j’ai pris plaisir à m’enfoncer dans des détails, un regard, une chevelure, mais avec toujours l’idée que ces figures-ci se fondent dans les paysages », nuance-t-elle. Car, de paysages, il est encore question, cette fois, une cime presque triangulaire aperçue lors d’une résidence en Grèce, une falaise gorgée de soleil en Espagne, des formations rocheuses du Liban qui, tout d’un coup, et à travers le geste de Safa, deviennent des quasi-bas-reliefs comme revenus de l’art antique ; et où cette fois la figure de son copain Nathan vient s’immiscer. Et de rajouter : « Depuis cinq ans, Nathan est devenu en quelque sorte mon nouveau sujet. Je regarde Nathan dormir comme je regarde le soleil se coucher. Je le peins parce que je l’aime, et plus globalement, je ne peins que par affect, jamais par observation. »

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Christine Safa, « La forme rêvée d’une forme vue », Galerie Lelong & Co. Photo Fabrice Gibert © Christine Safa /Courtoisie Galerie Lelong & Co.

Dans ce véritable territoire sentimental que Christine Safa cartographie, d’abord d’un point de vue technique, l’artiste pousse sa maîtrise à des niveaux troublants de beauté. Sa couleur, que ce soit pour ses toiles à l’huile ou ses aquarelles, c’est elle qui la fabrique à partir de pigments purs. Ses toiles à la fois épaisses et exhumant une certaine vulnérabilité, qu’elle tend elle-même, sont parfois d’abord gravées, si bien qu’on pourrait les confondre avec des fragments de murs ou de sculptures. C’est le cas d’Auprès de, cette huile qui raconte l’instant où s’effleurent la joue de l’artiste et celle de son partenaire, et où les 22 x 14 cm de l’œuvre réussissent à faire contenir toute l’immensité de cette étreinte aux nuances d’ocre.

Christine Safa, « Le jardin (Le Marais) », 2022 huile sur toile 170 x 156 cm. Photo Christine Safa/Courtoisie Galerie Lelong & Co.

Dans La mer, par-delà ton épaule, Christine Safa commence par peindre la chevelure ensoleillée de Nathan à la manière d’une sculpture grecque puis réussit à faire fondre les formes de son corps avec la surface de la mer. Tout d’un coup, Nathan devient l’horizon, le paysage, cet état mystique duquel découlent toutes les toiles de Safa et qui semble d’ailleurs envelopper tout l’espace de la Galerie Lelong. Le moment de la première baignade d’un été, le moment où le soleil vient brûler les épaules, le moment où le sel sèche en piquant la peau, le moment d’une reconnexion à quelque chose dont on ne comprend jamais vraiment ce qui nous y lie. Quelque chose d’à la fois doux et dramatique, violent et vital, quelque chose qui semble brûler sous une banquise et dont seul Safa a le secret.

* « La forme rêvée d’une forme vue » de Christine Safa jusqu’au 13 juillet 2023, à la Galerie Lelong & Co, 13 rue de Téhéran et 38 avenue Matignon, Paris 75008.

Cela faisait un moment que nous attendions l’occasion d’écrire à propos de Christine Safa. Plus précisément depuis la réjouissante découverte, il y a deux ans environ, de son œuvre qui jusqu’alors se composait essentiellement de paysages, où déjà l’artiste de 28 ans traitait la couleur comme à la fois son sujet et sa matière première. Mais aussi et surtout comme...

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