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Jean-Pierre Perrin : trois personnages face à leurs ombres

Jean-Pierre Perrin : trois personnages face à leurs ombres

© François Bouchon

Jean-Pierre Perrin, longtemps grand reporter à Libération, est aujourd’hui journaliste indépendant et écrivain. Spécialiste du Proche et du Moyen-Orient ainsi que de l’Afghanistan, on lui doit plusieurs récits de guerre et de voyage sur ces contrées, récompensés entre autres par le Grand prix des lectrices de Elle pour Jours de poussière : choses vues en Afghanistan paru en 2002 chez les Éditions des Syrtes et par le prix Joseph Kessel pour Le Djihad contre le rêve d'Alexandre paru en 2017 chez Seuil. C’est à nouveau l’Afghanistan qui l’occupe dans son dernier ouvrage, un roman policier qui vient de paraître, Le Tournoi des ombres qu’il mène tambour battant et avec brio.

Les trois principaux personnages qui vont nous entraîner dans leur folle aventure, quelques mois avant que le pays ne tombe dans l’escarcelle des talibans, sont Judith, une romancière à succès qui va débarquer dans la vie de Charles à bord d’une Porsche et chaussée d’escarpins rouges à talons pointus. Charles est dans ses vignes en Bourgogne, il s’est reconverti dans la viniculture, mais elle parvient à le convaincre de l’accompagner dans l’Afghanistan en guerre parce qu’elle souhaite aller sur les traces d’Alexandre le Grand qui sera au centre de son prochain roman. Charles est un ancien commando qui connaît bien le terrain pour avoir participé à divers épisodes de l’histoire récente et largement tumultueuse du pays. Mais il s’avère être aussi un fin connaisseur de sa culture, de son passé antique et de sa poésie. Et même s’il devine que Judith ne lui dit pas la vérité, il fait mine de croire à son projet littéraire, car peut-être a-t-il lui aussi des raisons secrètes de se frotter à nouveau aux complexités et aux dangers de ce pays qui n’a cessé de le fasciner. Le troisième personnage, c’est Marc-Antoine, un étudiant illuminé qui est à la recherche d’un manuscrit perdu, celui d’un grand poète afghan dont la trace se perd en plein pays taliban. Chacun de ces trois personnages a sa part d’ombre, comme le laisse entendre le titre. Et l’intrigue se complexifie pour mettre en scène d’autres personnages hauts en couleurs, un criminel russe trafiquant d’antiquités, un flic français de l’antiterrorisme brisé par un échec qu’il ne se pardonne pas, des chefs de tribus qui s’allient alternativement aux uns et aux autres au grès des circonstances… Et si l’écriture de Perrin se fait le plus souvent nerveuse et énergique pour épouser l’intrigue et maintenir la tension, elle sait aussi peindre de magnifiques paysages et parler avec nostalgie d’un pays où, comme en Iran, la poésie n’est jamais loin. « À l’heure des derniers feux du crépuscule, quand je grimpais sur la butte qui nous servait de rempart, il m’arrivait même de surveiller mon ombre, que l’on appelle ici du joli mot de sāyeh, inquiet qu’elle puisse être kidnappée. Sans ma sāyeh (…) j’aurais été vraiment seul. Je me souviens que je n’arrêtais pas de répéter cette formule persane, qui est une manière de souhaiter à un être cher de rester en vie, mais qui avait pris dans ma bouche la valeur d’un mantra pour conjurer les maléfices du vent mauvais : sāyeh tân kam nashawad, que ton ombre ne te soit pas enlevée. »

Vous avez déjà consacré plusieurs ouvrages à l’Afghanistan et vous y revenez encore dans ce récent roman. Pourquoi cela ? Une obsession tenace ? Un amour de longue haleine ?

L’Afghanistan est ma terre d’aventure, un pays où je me suis rendu près d’une trentaine de fois et que j’ai parcouru à pied à cinq ou six reprises. Avant l’invasion soviétique, j’avais été guide de voyage en Afghanistan et j’y avais découvert un pays qu’on ne connaît plus aujourd’hui, parce qu’il n’existe tout simplement plus. J’ai aussi effectué plusieurs missions clandestines d’aide à la guérilla afghane dans la région de l’Indu Kush et un voyage jusqu’au Panshir aux côtés de Massoud. Puis j’ai dirigé le bureau de l’AFP pour la région Golfe Persique, Irak, Yémen de 1988 à 1991, avant de couvrir ce pays en tant que grand reporter à Libération à partir de 1992. Mon engagement pour l’Afghanistan est plus que politique, il est existentiel. L’invasion russe a dénaturé ce pays ; elle y a provoqué une mutation incroyable que même le Liban n’a pas vécue, malgré les destructions et les changements considérables qu’a occasionnés la guerre civile. Il faut dire que cette invasion était sauvage, à l’instar de ce à quoi on assiste en Ukraine aujourd’hui, mais elle était portée par une armée victorieuse, celle d’avant l’effondrement de l’URSS et à une époque où l’on pouvait encore croire que la conquête du monde était possible. Après la chute du régime communiste, on a cru que l’Afghanistan allait repartir comme avant. Mais ce n’était plus possible : l’ampleur des destructions et des désillusions était trop importante, il y a eu comme un retour du refoulé et le pays a basculé dans un état de guerre civile, de chaos, avec une prolifération des trafics de toutes sortes. Puis à partir de 1995, on assiste à l’apparition des talibans, appuyés, formés et financés par le Pakistan. Aujourd’hui encore, je me sentirais prêt à repartir à nouveau dans ce pays si l’occasion s’en présentait, mais je n’y crois guère. Cela serait à la fois trop coûteux et trop risqué. Néanmoins, ce dernier roman, que je qualifierai plutôt de roman d’aventure et non de polar, n'est pas un livre sur l’Afghanistan, mais un livre qui prend l’Afghanistan pour cadre. Ce pays a été une source d’enrichissement littéraire pour moi, comme il l’a été pour d’autres avant moi, dont Joseph Kessel ou André Malraux. Il m’a fourni la matière de plusieurs personnages et intrigues, je suis imprégné de ses lieux et de ses paysages et j’ai dans mes carnets de guerre et journaux de voyage, une matière très riche, quasiment inépuisable.

L’ombre d’Alexandre le Grand plane sur ce roman et vous parlez de lui à diverses reprises. Pourquoi est-il si présent, au-delà du prétexte invoqué par Judith pour se rendre en Afghanistan, qui est d’écrire un roman sur lui vu par Roxane, la superbe princesse persane qu’il prendra pour épouse ?

L’ombre d’Alexandre plane sur mon roman parce qu’elle plane sur l’Afghanistan. Le voyage qu’il entreprend dans cette contrée n’est pas seulement une conquête militaire, c’est un voyage civilisationnel et initiatique. Il nous échappe, à nous occidentaux, à quel point Alexandre a marqué de son empreinte la culture de cette partie du monde. On ne lui reproche pas la destruction de Persépolis, les grands poètes persans l’ont mythifié et il est très présent dans la littérature persane. Alexandre est l’homme qui a renversé le monde et unit les contraires. Le rapprochement Orient/Occident dont on parle tant aujourd’hui, il l’a opéré. Il a conquis un pays mais il a été civilisé par le pays conquis, il s’est iranisé, il a obligé ses officiers à épouser des iraniennes. Il n’est pas resté si longtemps dans cette partie du monde mais ses hommes y ont fait souche et tout cela a donné naissance à la civilisation irano-macédonienne. En outre, Alexandre était en quête d’absolu ; il était à la recherche de l’immortalité, de l’eau qui donne la vie éternelle. Il y avait donc une dimension mystique à son périple. Le bouddhisme de l’époque n’avait pas de visage. Ce sont les sculpteurs grecs qui lui donnent un visage : le visage d’Appolon qui représente la suprême beauté et la suprême sagesse. Grâce à Alexandre, le moine bouddhiste rencontre le sculpteur grec. La mémoire collective reste très imprégnée d’Iskandar el-Kebir. Certes il a détruit et massacré mais il a aimé ce pays et en a adopté de nombreuses coutumes. Et il est bon de rappeler que le bonnet de la résistance afghane, le pakoul, c’est à l’origine le bonnet macédonien, la kausia, qu’on peut voir sur certaines mosaïques grecques.

Charles, le personnage principal est lui aussi hanté par l’Afghanistan. Est-il votre alter-ego ?

Certes, j’ai tenu des armes dans la main, mais je n’ai pas été commando ni ne me suis reconverti dans la viniculture. Donc je ne suis pas Charles, même si nous avons en effet en commun, l’amour d’un pays et de sa culture, et la connaissance relativement approfondie de son histoire, de sa géographie et de sa littérature.

Et comme lui, vous êtes prêt à repartir pour n’importe quelle raison dans ce pays qui continue à vous occuper l’esprit… Vous avez dit dans un entretien sur France Culture que vous étiez « dévoré par le cancer du voyage et de la fuite ». Pourquoi en parler comme d’un cancer ?

Parce que c’est quelque chose qui vous poursuit et dont on ne guérit pas vraiment.

Vous avez dans le roman des mots très durs pour parler de « l’inepte président afghan ». Est-ce d’Ashraf Ghani que vous parlez, de son prédécesseur Hamid Karzai, ou d’un président imaginaire ?

C’est bien d’Ashraf Ghani que je parle et je lui reproche avant toute chose de ne pas être fait pour le job. Il était cultivé certes, mais il s’intéressait à des sujets annexes, l’archéologie par exemple, et il pouvait se mettre en quatre pour aider une expédition ou un chantier de fouilles. On peut aussi lui reconnaître un véritable amour de son pays. Mais il n’a jamais réussi à s’entendre avec son vice-président qui était pourtant un homme modéré ; il y avait entre eux des problèmes d’égo et sa présidence a été affaiblie par des guerres intestines. Ils ne se faisaient pas confiance et chacun avait ses propres services de sécurité. Par ailleurs, si beaucoup s’accordent à dire qu’il n’était pas lui-même corrompu, il a toléré dans son entourage des gens ultra-corrompus. La rapidité avec laquelle son régime s’est écroulé montre bien à quel point il n’avait pas réussi à construire d’alliances politiques solides. Les Afghans l’ont tous lâché. Il a été un médiocre politique et la victoire des talibans n’a d’autre raison d’être que son échec. Son prédécesseur n’était pas non plus, meilleur président. Ils étaient tous deux hors-sol, deux présidents qui ne connaissaient pas grand-chose à leur pays. Et l’Afghanistan est un pays profondément divisé où la corruption permet d’entretenir sa tribu ou son clan, d’acheter et de consolider des fidélités qui perdurent.

Vous écrivez aussi qu’en Afghanistan, trahir n’est pas tabou.

En effet, c’est survivre qui est essentiel et ce n’est pas une infamie que de trahir. Parce que la vie est précaire et les menaces nombreuses. On peut trahir parce qu’on a besoin d’armes ou de munitions…

Revenons sur votre titre qui fait la part belle au thème des ombres. Est-ce pour dire que chacun a sa part d’ombre, sa part d’inavouable ?

Le titre est emprunté aux historiens russes du XIXe siècle et se réfère à la gigantesque partie d’échecs qui s’est jouée entre la Grande-Bretagne et l’empire russe qui se disputent l’Asie centrale. Les tsars ont toujours souhaité avancer leurs pions vers l’Inde et c’était la hantise des Anglais dont la domination était fragile. Donc « le tournoi des ombres » est une expression russe que j’ai reprise parce qu’elle me paraît éminemment romantique. Les ombres, ce peut être aussi celles qui planent sur les lieux où se sont déroulés de grandes batailles et des massacres, cette présence fantomatique dont même la presse anglo-saxonne se fait l’écho et à propos de laquelle je cite dans mon roman deux articles parfaitement authentiques. Les ombres, il y en a aussi dans le dossier Merah qui joue un rôle central dans la vie de Jean, le compagnon de Judith et explique sa détermination à partir en Afghanistan. Enfin, on peut aussi évoquer l’ombre d’Alexandre le Grand et toutes les ombres du passé…

Quelques mots pour finir au sujet de Sayd Bahodine Majrouh et son Rire des amants qui est l’objet de la quête de votre troisième personnage, Marc-Antoine.

C’est un ouvrage écrit par un écrivain afghan majeur entre 1989 et 1991, soit bien avant l’épisode fondamentaliste actuel et pourtant tout y est. C’est comme si Majrouh, qui est un homme blessé dans son nom et par la vie (il boitait) avait le don de la prophétie, de la voyance. Sa scène de l’exécution des amants par lapidation manifeste une incroyable préscience de ce qui va arriver. Majrouh a écrit trois versions de son livre, en persan, en français et en pachtoun. C’est cette version-là qui est la plus complète et qui s’est perdue pendant sa fuite au moment de l’occupation soviétique ; j’imagine donc que Marc-Antoine part à la recherche de ce manuscrit. Signalons aussi que Majrouh répond à Sartre et à son fameux « l’enfer, c’est les autres » en affirmant que l’enfer, c’est l’ego.

Votre exergue cite Nietzsche et affirme que vivre dangereusement est la plus grande jouissance de l’existence. Est-ce la nostalgie de cette vie dangereuse qui vous fait revenir sur vos pas et écrire ?

Oui, peut-être bien…

Le Tournoi des ombres de Jean-Pierre Perrin, Rivages Noir, 2023, 363p.

Jean-Pierre Perrin, longtemps grand reporter à Libération, est aujourd’hui journaliste indépendant et écrivain. Spécialiste du Proche et du Moyen-Orient ainsi que de l’Afghanistan, on lui doit plusieurs récits de guerre et de voyage sur ces contrées, récompensés entre autres par le Grand prix des lectrices de Elle pour Jours de poussière : choses vues en Afghanistan paru en 2002...

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