Critiques littéraires Biographie

Philip Roth : sa vie, son œuvre

Philip Roth : sa vie, son œuvre

D.R.

« D’après une métaphore célèbre, écrit Kundera dans L’Art du roman, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman. D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d’un roman. »

Mais supposons qu’un romancier engage lui-même quelqu’un pour écrire sa biographie, quel sens attribuer alors à un tel acte ?

La supposition n’est pas gratuite : c’est bien ce qu’a fait Philip Roth. L’histoire commence en 1996, lorsque l’ex-femme de Roth, l’actrice britannique Claire Bloom, publie ses mémoires intitulés Leaving a Doll’s House (« Quitter une maison de poupée »). Le romancier y est dépeint sous les traits d’un manipulateur cruel et machiavélique ; des détails sur sa vie privée – son hospitalisation pour dépression sévère par exemple – y sont révélés, détails vite repris et commentés par les médias. Mais le plus abominable à ses yeux, c’est que le livre de Claire Bloom semble entériner l’une des deux accusations qui ont gravement entaché la réputation de Roth : la misogynie – l’autre accusation étant l’antisémitisme et la haine de soi.

Roth ne veut pas que le récit de Bloom demeure le seul, il craint que la postérité ne le prenne pour un témoignage digne de foi. Il persuade donc l’un de ses meilleurs amis, Ross Miller, un professeur de littérature, d’écrire une biographie de lui. Sous le contrôle minutieux du romancier, le biographe essaye alors de mener à bien cette tâche ; mais le projet finit par péricliter un peu plus d’une décennie plus tard, Roth jugeant Miller négligent et paresseux.

En 2011, soit quinze ans après la parution de Leaving a Doll’s House, Roth, toujours furieux et indigné, rédige un texte intitulé « Notes destinées à mon biographe », une réfutation en deux cent quatre-vingt-quinze pages du livre de Bloom, et l’envoie à son éditeur. Cédant aux instances de ses amis, il renonce finalement à le publier.

Les choses en sont là quand Blake Bailey, auteur estimé de biographies littéraires, dont celle de John Cheever, apprend que Roth est en panne de biographe. Il postule pour le « poste vacant » et, à la suite de ce qui ressemble à un entretien d’embauche, reçoit la bénédiction du romancier qui lui ouvre alors toutes ses archives personnelles, lui accorde de nombreuses interviews et invite tous ses amis et proches à coopérer pleinement avec le nouveau biographe. Bailey consacre un peu plus de huit ans à ce projet ; Philip Roth : The Biography paraît en 2021, trois ans après la mort du romancier.

« Dans certains milieux, disait Roth dans un entretien en 2014, la misogynie est devenue une manière facile de dénoncer et de stigmatiser les gens, et on l’utilise avec la même libéralité que les séides du maccarthysme utilisaient le mot “communiste” dans les années 1950… » Si cette comparaison pèche par exagération, il n’en demeure pas moins qu’en ce XXIe siècle, la misogynie, tout comme le racisme et l’homophobie, est bien l’une des pires accusations que l’on puisse proférer contre quelqu’un dans les milieux littéraires, artistiques et académiques américains. De là la détermination de Roth, les vingt-deux dernières années de sa vie, à vouloir laver son nom, un nom qui, pour beaucoup aux États-Unis, était devenu presque synonyme de misogyne.

Cette biographie très attendue aurait donc dû être une sorte de justification posthume ; or sur ce point, l’échec a été total. Le mois même de la parution du livre, son auteur, Blake Bailey, qui est également professeur, est accusé de viols et d’agressions sexuelles par d’anciennes étudiantes (Bailey, tout en admettant avoir eu un comportement « déplorable », a nié avoir jamais enfreint la loi). Bien qu’il ait été initialement salué par la critique, l’ouvrage est vite retiré de la vente par son éditeur. Une autre maison d’édition le reprend, mais le livre est souillé ; désormais, aux États-Unis, nombreux sont ceux qui le considèrent – terrible ironie – comme la biographie d’un misogyne, écrite par un violeur.

La morale de l’histoire ? Tout simplement que la réalité est absolument incontrôlable, et que son inventivité en matière de conjonctures loufoques, absurdes et grotesques dépasse souvent celle des grands romanciers, même ceux dotés de l’imagination la plus débridée.

Quant au livre lui-même, il est d’une exhaustivité hors du commun. En effet, tout ce qu’on aurait souhaité savoir sur la vie de ce petit-fils d’immigrés juifs né à Newark en 1933 et qui, dès son premier livre (Goodbye, Columbus, un recueil de nouvelles publié à l’âge de 26 ans), s’était vu accusé de haine de soi et d’antisémitisme, se trouve dans cette biographie fleuve de près de mille pages. Mais c’est surtout aux deux grandes passions, voire obsessions du romancier que Bailey fait la part belle : la littérature et le sexe. Roth était à la fois un écrivain tellement discipliné, passant la plupart de ses journées cloîtré dans son bureau comme un ermite, et un homme à la libido exubérante et irrépressible. Portnoy, c’est tout de même un peu lui, un portrait assez fidèle, quoique rabelaisien et caricatural, de l’artiste lui-même.

Toutefois, le plus grand intérêt de cet ouvrage, richement documenté et très agréable à lire, réside précisément dans ce que Kundera reprochait à toutes les biographies de ce genre : démolir la maison qu’est l’œuvre romanesque pour, avec les briques, reconstruire l’autre maison, celle de la vie de l’écrivain. Jamais cette métaphore empruntée à la maçonnerie n’a été aussi juste que dans le cas de ce livre ; mais jamais le jugement qu’en tire Kundera – « Leur travail (celui des biographes), purement négatif du point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d’un roman » – n’a été aussi faux.

Roth était un ogre. Pour écrire ses romans, il ne se contentait pas de puiser dans sa propre vie et dans celles des autres ; ces vies, la sienne et celles de ses parents, amis, épouses, amantes et simples connaissances, il les dévorait, les phagocytait. Dans ce monde ici-bas, tout ce qu’il croisait sur son chemin devenait matière première pour bâtir des romans. Même sa propre personne, il l’a transmuée en de nombreux alter égos fictifs différents (Portnoy, Peter Tarnopol, David Kepesh, Nathan Zuckerman…) Et il allait encore plus loin : chez lui, l’acte même de transformer les faits réels en récits fictifs devenait également un sujet de fiction. Dans Ma vie d’homme par exemple, l’écrivain fictif Peter Tarnopol essaye de rédiger une nouvelle inspirée par son mariage raté, mariage lui-même inspiré par celui de Roth avec sa première épouse.

Les choses ne s’arrêtent pas là. À un moment donné, l’œuvre romanesque a commencé à avoir des répercussions profondes sur la vie réelle de l’auteur. En effet, avec la publication de Portnoy et son complexe en 1969, Roth a connu un succès foudroyant, aussi déroutant qu’une calamité. Devenu tellement célèbre, de parfaits inconnus le reconnaissaient et l’interpellaient fréquemment dans les rues et les restaurants de Manhattan. Beaucoup de gens l’identifiaient même à Alexandre Portnoy, attribuant au romancier tous les exploits du grand masturbateur qu’est son héros éponyme. Mais le pire, c’est que Portnoy a valu à son créateur une exacerbation ahurissante des accusations d’antisémitisme et de haine de soi auxquelles il avait été en butte dès le début de sa carrière ; désormais, certains membres de l’élite juive le comparaient à Goebbels. La réaction de Roth à tout cela ? Écrire trois romans – la trilogie Zuckerman enchaîné – sur un écrivain aux prises avec les répercussions de son œuvre sur sa vie.

C’est justement cette relation vertigineuse, en miroir, entre la vie et l’œuvre de Roth, que Blake Bailey éclaire d’une manière inédite et saisissante.

Philip Roth de Blake Bailey, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 2022, 992p.

« D’après une métaphore célèbre, écrit Kundera dans L’Art du roman, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman. D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point de vue de l’art, ne peut éclairer ni...

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