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Delphine Minoui : la Turquie qui résiste en silence

Delphine Minoui : la Turquie qui résiste en silence

D.R.

Delphine Minoui, grand reporter au Figaro, qui nous avait habitués aux récits et témoignages du réel, réussit avec brio son passage au roman avec L’Alphabet du silence.

Les chapitres courts, parsemés de flashbacks, imposent un rythme qui nous tient en haleine et va à l’essentiel. En quelques pages, nous nous retrouvons au bord du gouffre, entraînés bien malgré nous dans cette chute vertigineuse imposée par un régime écrasant tout sur son passage, et où l’absurde règne en maître.

Elle dresse le portrait sans concession d’un État prédateur et d’une société convulsive où les silences sont devenus une règle d’or.

À travers ses personnages, elle invite le lecteur à suivre au plus près ce glissement, sans retour en arrière possible, vers un autoritarisme qui balaye tout sur son passage et n’hésite pas à effacer ce qui se dresse sur son chemin. C’est d’abord Götkay, professeur d’histoire à l’université du Bosphore et militant, prenant fait et cause pour la défense des libertés fondamentales, arrêté et jeté en prison sans aucune explication, accusé de terrorisme pour avoir simplement signé une pétition pour la Paix réclamant la fin des opérations militaires visant les Kurdes ; Ayla, son épouse et professeure de français à l’université de Galatasaray, n’a jamais voulu s’engager dans ce qui s’apparentait de près ou de loin à la politique, et pourtant elle va se battre face à une justice qui n’en est pas une, et progressivement reprendre le flambeau de son mari ; leur petite-fille Deniz, malgré son jeune âge, perçoit à sa façon tout ce qui se passe autour d’elle ; Fatma cette jeune femme, issue du milieu conservateur et défavorisé qui a bénéficié de l’arrivée à la tête du pays de l’AKP, et qui d’emblée se dit protégée par le voile et le parti au pouvoir… Et bien d’autres destins encore fracassés ! On assiste à un bouleversement en profondeur des protagonistes, à leur propre révolution intérieure jusque dans l’intimité de leur corps.

Delphine Minoui qui vit à Istanbul depuis près de sept ans s’est nourrie de ses rencontres ; elle donne vie à cette Turquie en choisissant la fiction et nous permet ainsi d’être au plus près du drame qui se joue sous nos yeux, l’affaissement de toute une nation et une véritable descente aux enfers.

Tout s’entrechoque : une justice qui écrase, censure, étouffe chaque individu ; une peur qui petit à petit laisse place à une force prenant par surprise les personnages eux-mêmes qui se découvrent, au fil des pages, une capacité à faire face à un régime prêt à tout pour se maintenir.

Le roman est le moyen pour l’auteure de coller le plus possible à une réalité, de mettre à notre portée le quotidien de ces « héros » dont la vie a été mise entre parenthèses. Les heures, les semaines, les mois, les années… Le temps même leur a été volé.

Le coup d’État raté, dans la nuit du 15-16 juillet 2016, a été pour Recep Tayyip Erdoğan le prétexte pour lancer une purge sans précédent… Toujours d’actualité malheureusement. Après les militaires à l’origine de cette opération, l’intelligentsia a été une cible de choix, et les enseignants n’ont guère été épargnés. « L’après-coup d’État a déclenché la maladie du repli sur soi ! »

On devient les témoins impuissants de la stigmatisation, de la mise à l’écart systématique. Mêmes libérées, ces victimes des purges sont marquées au « fer rouge ». La paranoïa gagne les foyers, les « ‘‘bons citoyens’’ sont encouragés à surveiller leur entourage », un classique dans ce type de régime.

Ce livre est un hymne à la vie, un hommage à toute une société en pleine mutation, face à un président qui est en guerre contre elle, cherchant avant tout à contrôler les moindres faits et gestes de chacun, jusqu’à la pensée la plus secrète.

Un premier roman abouti et une véritable déclaration d’amour à une « Turquie parallèle qui s’organise en catimini » et se bat pour que sa jeunesse ne se fasse pas engloutir à son tour.

Comme le souligne Ayla, « le silence est un espace (…) qu’aucune dictature ne pourra jamais atteindre ». Ce silence est devenu une forme de résistance.

Voilà qui résume parfaitement ce qui se joue sous nos yeux avec à la clef les élections présidentielle et législatives du 14 mai prochain où les Turcs sont appelés à se rendre aux urnes. L’arrestation, il y a quelques jours, d’au moins 110 personnes dont des journalistes et avocats dans 21 provinces, dont celle de Diyarbakir à majorité kurde, rend la lecture de ce livre encore plus essentielle.

L’Alphabet du silence de Delphine Minoui, L’iconoclaste, 2023, 303p.

Delphine Minoui, grand reporter au Figaro, qui nous avait habitués aux récits et témoignages du réel, réussit avec brio son passage au roman avec L’Alphabet du silence.Les chapitres courts, parsemés de flashbacks, imposent un rythme qui nous tient en haleine et va à l’essentiel. En quelques pages, nous nous retrouvons au bord du gouffre, entraînés bien malgré nous dans cette chute...

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