Abritant la voie d’escalade la plus difficile du Liban, les gorges de Baatara, mieux connues par la plupart des Libanais sous le nom de gouffre de Balaa, semblent tout droit sorties d’un autre monde. Alimentée par la fonte des neiges, une rivière s’écoule depuis le sommet de la gorge avant de se déverser 90 mètres plus bas à travers trois ponts naturels de calcaire jurassiens. Une fine couche de mousse, sur laquelle ruisselle l’humidité ambiante, recouvre la roche tandis que la brume, qui émerge de la cascade, projette des segments de lumière solaire.
L’ascension d’une « king line »
Situé en plein cœur de la montagne libanaise, non loin de Tannourine, ce site exceptionnel est une étape bien connue des circuits touristiques, mais encore peu coutumier de ceux de l’escalade internationale. Du moins, jusqu’en 2015.
Baptisée « Avaatara », en référence à sa ressemblance avec un paysage issu du film de science-fiction Avatar de James Cameron, cette voie n’avait jusqu’alors été parcourue qu’une seule fois. Un exploit réalisé par le défunt grimpeur autrichien David Lama en 2015. Lama, alors âgé de 25 ans, avait alors presque dix ans d’expérience de plus que Victor.
« C’est une “king line” », juge Victor Guillermin, qui s’est rendu au Liban spécialement pour relever ce défi qu’il s’est lancé il y a deux ans, après avoir visionné la vidéo de l’ascension de Lama.
Une « king line », explique-t-il, est un terme inventé par le grimpeur professionnel américain Chris Sharma pour décrire l’association parfaite entre difficulté et beauté. C’est typiquement « la voie qui vous appelle », ajoute Hervé Guillermin, le père de Victor, qu’il accompagne partout depuis le début de sa jeune et brillante carrière.
En concentrant le regard sur la droite de la chute d’eau, on peut déceler la présence d’une série de mousquetons suspendus le long de la paroi. Ces petites boucles métalliques, espacées verticalement de quelques mètres, marquent l’itinéraire que devra suivre Victor lors de son ascension, tout en lui permettant d’accrocher la corde qui le protège en cas de chute.
Une corde à laquelle est également attaché Hervé, qui « assure » son fils en contrebas, muni de son harnais, sans oublier de l’encourager le long de ses 35 mètres d’ascension.
Le premier « 9a » du Moyen-Orient
Le défi physique que représente l’Avaatara est difficile à appréhender pour les non-initiés. Toutes les voies d’escalade sont classées par ordre de difficulté. Plus le chiffre est élevé, plus l’ascension est difficile.
À titre d’exemple, les voies classées de 7a+ à 7c+ sont déjà considérées comme des voies dédiées aux grimpeurs aguerris, mais ne servent parfois que de tours de chauffe pour celles et ceux qui sont capables de s’aventurer sur des falaises encore plus ardues. L’Avaatara est d’ailleurs la seule voie classée 9a dans tout le monde arabe et la première à avoir hérité de ce classement au Moyen-Orient.
Chaque voie est un puzzle. Les grimpeurs doivent d’abord comprendre le « beta » de la voie : la séquence correcte de mouvements qui permet aux grimpeurs « d’enchaîner » la voie, comme on dit dans leur jargon.
Comme dans un labyrinthe, les grimpeurs doivent déterminer la façon exacte de se maintenir contre la paroi avant de débloquer le mouvement suivant. Soit un défi aussi physique que mental.
Victor a donc d’abord dû commencer par « lire » le « beta » d’Avaatara, en grimpant des petites sections quelques mètres à la fois, avant de tenter une ascension complète. Il raconte à L’Orient-Le Jour qu’il s’est beaucoup appuyé sur les images de l’ascension de David Lama, qui lui ont fourni de précieuses indications sur la marche à suivre.
Même la section « facile » du début, classée en 7c, a nécessité plusieurs heures d’entraînement. L’objectif étant que Victor optimise l’efficacité de ses mouvements pour mieux économiser de l’énergie au moment de s’attaquer à la partie supérieure de l’ascension.
« Le vent est un vrai problème, commente Hervé. Lorsque le vent est fort, il projette l’eau sur le rocher. » Debout sur le pont naturel qui fait face à l’itinéraire, les spectateurs peuvent voir des colonnes de brume tourbillonner depuis la cascade jusqu’au rocher. Il n’est pas évident de savoir comment Victor s’y prend pour ne pas glisser.
Un spectateur lui demande après l’une de ses tentatives : « Tu n’as jamais peur ? » « Non, ça va », répond-il en souriant.
Une découverte inattendue
L’Avaatara n’est pas la première voie classée 9a devant laquelle se dresse Victor. Il a « enchaîné » deux autres voies de la même difficulté en France et dans le nord de l’Espagne. Mais « le Liban est différent », clame-t-il.
Différent, car il s’agit de la première fois que lui et son père ont été accueillis à bras ouverts par la communauté de grimpeurs locale. D’habitude, Victor et Hervé se déplacent en camping-car pour se rendre au pied des différentes montagnes qu’ils souhaitent gravir, sans trop interagir avec le monde extérieur.
« Lorsque nous grimpions en France ou en Espagne, nous n’étions que deux, explique Victor. Mais ici au Liban, nous avons découvert une communauté formidable prête à nous aider, et c’est tout simplement génial. »
Pour les aider à planifier leur voyage au Liban, ils ont pris contact avec Jad el-Khoury, un grimpeur libanais et auteur d’un ouvrage de référence sur l’escalade au pays du Cèdre. Il est aussi connu pour avoir « ouvert » de nombreuses voies sur les falaises libanaises et a récemment cofondé « Rock Climbing Lebanon » et « Sit Start », une organisation visant à populariser l’escalade de bloc dans le pays.
C’est également lui qui avait assuré David Lama lors de sa première ascension de l’Avaatara, et dont il possède toujours la corde utilisée par le regretté Autrichien. Mais cette fois-ci, Jad est venu pour encourager son successeur. « C’est vraiment incroyable de voir un grimpeur de 17 ans s’attaquer à un tel challenge », s’exclame Jad.
Dans leurs valises, les deux Normands ont également apporté une vingtaine de paires de chaussons d’escalade flambant neufs en guise de remerciements. Ceux-ci seront mis en location à Tannourine el-Tahta, la plus grande destination d’escalade en plein air du Liban.
Échecs successifs
Au matin du samedi 22 avril, Victor entame ses premiers « essais complets », c’est-à-dire qu’il tente de parcourir l’itinéraire du début à la fin en une seule fois. C’est à ce moment que tout le travail de préparation abattu en amont se matérialise. Les mouvements de Victor sont d’une telle fluidité qu’il donne l’impression de remonter le rocher à la nage.
La spécificité de l’Avaatara est qu’elle n’offre qu’un seul instant de répit, juste sous le toit. Là, Victor coince sa jambe gauche dans une étroite fente du rocher, et s’accorde quelques instants de pause.
Maintenu par sa jambe gauche, Victor peut même lâcher ses mains et se pencher en arrière, la tête dans le vide. Il secoue ses bras pour les détendre et canalise les dernières forces dont il aura besoin pour gravir le « crux », la partie la plus difficile de l’ascension.
Pour le franchir, Victor doit exécuter à la perfection une série de quinze mouvements particulièrement techniques. Une séquence qui exige à la fois un positionnement parfait et un engagement sans faille. Au bout d’une trentaine de secondes, Victor respire profondément et se lance dans l’ultime ascension...
« Allez, allez, allez ! » crie Jad, qui observe la scène depuis le pont en contrebas. Tout comme la foule qui retient son souffle.
Victor se lance, mais quelque chose ne va pas. Son équipe le voit se tortiller les pieds : il a du mal à trouver une position dans laquelle il se sent en confiance.
Aussi léger soit-il, ce contre-temps est suffisant pour hypothéquer ses chances de réussite. Alors qu’il tente d’atteindre la prise la plus éloignée, ses forces l’abandonnent et un flot d’insultes en français se mêle au grondement de l’eau pour accompagner sa chute.
« Il est parfois difficile pour lui de rester motivé, de croire qu’il est capable de le faire », dit Hervé en regardant son fils ôter ses chaussons d’escalade avant une longue pause bien méritée.
L’Avaatara demande tellement d’efforts que le jeune athlète n’a assez de force que pour quatre ou cinq essais par jour. « Mon beta est bon, assure Victor entre deux essais. Il faut juste que je sois plus fort. »
Dernier jour, dernier essai
Une semaine plus tard, le vendredi 28 avril, Victor est dos au mur. Et alors qu’il s’apprête à affronter une dernière fois l’Avaatara, la pluie se met à tomber dès la fin de son échauffement.
La pluie humifie l’air, et surtout les prises. Dès son premier essai, Victor tombe dès l’abord du fameux « crux ». Sa frustration est palpable, surtout lorsque les gouttes de pluie se transforment en grêlons.
« Ce n’est vraiment pas de chance, lâche-t-il à propos de la météo. Je me sentais déjà très fatigué, à cause de la veille et de toute la pression. (…) Je commence à être, non pas en colère, mais un peu désespéré. Je suis passé si proche d’y arriver… »
Tandis qu’il s’accordait une nouvelle pause d’une heure, le soleil perce les nuages pour sécher un peu la paroi. S’autorisant un ultime élan d’optimisme, Victor se rechausse pour essayer « une dernière fois ».
Et contre toute attente, cette fois, l’orteil qui finissait toujours par glisser se loge bel et bien dans la paroi. De quoi lui permettre d’enfin franchir le « crux » et d’émerger, quelques minutes plus tard, au sommet de la voie. Un autre cri résonne dans le gouffre, cette fois en signe de triomphe.
« Je ne sais pas comment, mais j’ai fini par réussi à m’accrocher, raconte Victor avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il me restait deux mètres à parcourir jusqu’à la dernière prise et mes doigts étaient gelés. C’était un immense combat, peut-être le plus dur de toute ma vie. »
À 17 ans, Victor devient donc le seul grimpeur vivant au monde à avoir « enchaîné » l’Avaatara. Le dernier jour, lors de sa dernière tentative. « Je suis très ému car c’est un parcours spécial, celui de David Lama. C’était une façon pour moi d’honorer sa mémoire, conclut Victor. Je n’oublierai jamais cette route et cette aventure au Liban avec des gens extraordinaires. Le potentiel ici est tout simplement fou... C’est comme un nouvel “eldorado”. » Et avant de rentrer dans l’Hexagone, Victor et Hervé n’ont pas manqué d’observer attentivement les falaises environnantes. Histoire de repérer de nouveaux obstacles à franchir.
Victoire Victor. Bravo
11 h 49, le 05 mai 2023