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Les Arabes et l’Amour, avec Farouk Mardam Bey

A l'occasion de la réédition du recueil Les Arabes et l'Amour, le directeur des éditions Sindbad retrace les fondements de la poésie amoureuse arabe jusqu'au XVème siècle.

Les Arabes et l’Amour, avec Farouk Mardam Bey

© Vincent Muller

« Liqueur de miel à ses lèvres cueillie, Puisée aux fraîcheurs d’un cristal de neige ! Pitié pour moi, que la passion assiège : Je suis la proie de tourments infinis ! »

C’est au XIe siècle, en Sicile musulmane que le célèbre poète Ibn Hamdis déclamait ces vers élégiaques qui déclinent les nuances sensorielles, affectives et mystiques du sentiment amoureux, dans la lignée d’une tradition arabe millénaire.

La réédition du recueil Les Arabes et l’Amour (1999), aux éditions Sindbad chez Actes Sud, propose un panorama riche et explicité de la poésie amoureuse jusqu’au XVe siècle. La qualité de la traduction et la clarté érudite du paratexte d’André Miquel et Hamdane Hadjadji permettent au lecteur francophone une plongée inédite et éclairée dans un univers géographique, culturel, symbolique et métrique peu connu. Des premiers poèmes suspendus, comme ceux d’Imru L-Qays à ceux d’Al-Khansa, des chantres de l’époque omeyyade, comme Jarîr ou abbasidde, avec Ibn Al-Mu‘tazz, une voix poétique s’élève de Bagdad à Grenade pour chanter les émois amoureux et leur évolution.

Alors que Hamdane Hadjadji a traduit les poèmes littéralement, André Miquel a opté pour une traduction littéraire, avec des vers réguliers et rythmés, et des rimes. Les Arabes et l’Amour, dont la première édition a connu un succès remarquable, fournit les repères historiques et thématiques pour appréhender cette poésie multiple, tout en laissant la première place au texte lui-même et à sa dimension intime.

Grand connaisseur de littérature arabe, Farouk Mardam Bey, qui dirige les éditions Sindbad, partage dans cet entretien, avec passion et précision, les fondements des Arabes et l’Amour, tout en proposant des passerelles stimulantes entre poésie française et arabe, aussi bien sur le plan de l’écriture que de l’appréhension conceptuelle et de la réception.

Pouvez-vous nous présenter les deux spécialistes qui ont traduit les poèmes et proposé cette édition érudite et annotée ?

Décédé en 2022, André Miquel fut un arabisant de grande renommée. Ancien administrateur de la bibliothèque nationale, il a longtemps été professeur au Collège de France, où il s’est intéressé notamment au texte des Mille et Une Nuits et au thème de l’amour. Son œuvre est considérable, il a publié par exemple en 1984 avec Percy Kemp un essai sur la légende de Majnun Leila, intitulé L’Amour fou, puis une anthologie de ce célèbre poète du Ier siècle de l’islam. Des romans, des traductions et des essais ont suivi, comme Deux Histoires d’amour, de Majnun à Tristan. Hamdane Hadjadji a enseigné la langue arabe en France et en Algérie, il est spécialiste de poésie andalouse, d’où la place de choix de ces textes dans le recueil où Hadjadji a travaillé une traduction littérale des poèmes. André Miquel les a repris pour en proposer une version poétique sensible à la musicalité des mots.

Les poèmes du recueil s’étendent du VIe au XIVe siècle, comment se justifie ce bornage temporel ?

Le premier texte du recueil date du VIe siècle, et est composé par Imru L-Qays, qui est l’un des sept ou dix poètes que l’on dit suspendus, les Mou‘allaqat : la légende raconte qu’ils étaient accrochés aux murs de la Kaaba, qui était un temple païen avant l’islam. Ce roi aurait perdu son trône et serait allé demander de l’aide à l’empereur byzantin avant d’être empoisonné. Ses vers sont sensuels et suggestifs, notamment quand il évoque les visites nocturnes de sa bien-aimée. C’est le seul poème préislamique de l’anthologie. Les textes de Majnûn, au VIIe siècle, relèvent de la poésie courtoise, et la légende de son histoire d’amour a connu une grande postérité, en Iran, avec le poète Nizami, mais aussi en Inde, en Turquie, et plus tard en Europe, par le biais des troubadours d’Espagne et de Provence, au Moyen-Âge. Dans l’œuvre de Miquel et Kemp, L’Amour fou, les auteurs rappellent que Le Fou d’Elsa d’Aragon se situe dans la lignée de cet héritage. Le poète Jamîl (VIIe siècle) relève aussi de cette veine courtoise, qui célèbre l’amour platonique, sans négliger pour autant la dimension charnelle.

On peut considérer les IXe et Xe siècles comme un âge d’or, marqué par une grande richesse culturelle, liée à la traduction, et l’essor des sciences et des arts. Bagdad était l’une des plus grandes cités du monde, il y régnait une certaine liberté, ce qui explique la vivacité de sa poésie, encore étudiée et appréciée aujourd’hui. Les siècles suivants ont ensuite été marqués par un certain repli, Miquel parle d’une « littérature du souvenir », marquée par la compilation et la rhétorique plutôt que l’inventivité ; certains poètes se détachent et gardent malgré tout une créativité renouvelée. Le dernier auteur cité dans Les Arabes et l’Amour est ‘Abd Al-Karim al-Qaysi al-Andalusi, au XVe siècle. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on peut parler d’une véritable renaissance de la littérature arabe, avec la Nahda.

Quels sont les cadres métriques de l’écriture poétique pour la poésie arabe classique ?

À la fin du VIe siècle, un code a été mis en place, reprenant les traditions de la poésie bédouine qui commençait par le passage du poète dans le campement dévasté de la bien-aimée. Dans ces plaintes, on peut lire de très beaux vers sur ce que le temps fait à l’espace et la destruction de la vie humaine. Puis il revient chez lui, la route est l’occasion de descriptions de la faune et la flore du désert, de sa monture, de sa chamelle… Son arrivée est l’occasion de la jactance, il fait l’éloge de sa tribu, et de lui-même en tant que héraut de cette entité collective. Ce code structurel de la qassida a été repris pendant deux siècles ; puis au VIIIe siècle, la poésie est devenue plus citadine, avec la constitution d’empires, omeyyades puis abbasides, à Damas et Bagdad. Le métissage culturel a modifié l’écriture, et les poésies bachique et érotique se sont développées, ainsi que les panégyriques de grands personnages ou les invectives d’ennemis de l’État ou plus personnels. La langue elle-même est devenue plus souple et plus urbaine.

À la fin du VIIIe siècle, la métrique arabe a évolué, s’étendant sur 16 mètres, chacun composé de manière différente, avec un certain nombre d’unités rythmiques et musicales que l’on combine différemment : on a le mètre simple, long, abondant… En somme, c’est une autre façon de combiner les sonorités longues et courtes, comme pour la poésie latine. À l’école, on apprenait ces variations rythmiques autour de la racine verbale « fa‘ala », et ses variantes grammaticales. Cette codification a été suivie jusqu’au XXe siècle.

Quant à la rime, elle est la même du premier au dernier vers, même si la strophe (muashah) est apparue en Andalousie et a pu occasionner des changements de schémas de rimes.

Peut-on dire que la naissance de l’islam a influencé l’écriture poétique ?

Les profils des poètes sont multiples. Bashãr Ibn Burd (VIIIe siècle), qui était aveugle, écrivait de manière très sensuelle et provocante. D’autres sont adeptes des différentes sectes de l’islam, ils écrivent leur amour pour la famille du prophète par exemple. On peut noter un changement dans leur attitude face à la mort : dans la poésie préislamique, il n’y avait pas d’espoir de vie après la mort. L’amour divin pourrait être l’objet d’une autre anthologie, qui aurait des points communs formels et thématiques avec l’expression de l’amour humain.

Les Arabes et l’Amour ne font état que d’une poétesse, Al-Khansa, qui a passé sa vie à écrire sur la douleur de la mort de son frère, or des poétesses composaient, notamment en Andalousie, mais elles ont été souvent gommées par la tradition.

Comment expliquez-vous le succès de la poésie arabe classique aujourd’hui, et notamment celle de la période abbasside ?

Il y a peut-être une nostalgie de cette période abbasside entre le IXe et le Xe siècle, où sont apparus les grands noms de la culture arabe, qui n’étaient d’ailleurs pas forcément d’origine arabe. Ils pouvaient être persans tout en écrivant en arabe, qui était la langue culturelle, comme de nombreux grammairiens, philosophes, prosateurs… L’étendue du monde arabe était alors importante, avec une variété culturelle et religieuse très féconde. Plus tard, d’autres intellectuels majeurs sont notables, comme Averroès en Espagne, ou le sociologue Ibn Khaldoun, à la fin du XIVe siècle, mais la dynamique de ces deux siècles est inégalée. Aujourd’hui, la poésie classique arabe se vend mieux que les textes plus contemporains !


Les Arabes et l’Amour, collectif traduit de l’arabe par André Miquel et Hamdane Hadjadji, Sindbad-Actes Sud, 2023, 186p.

« Liqueur de miel à ses lèvres cueillie, Puisée aux fraîcheurs d’un cristal de neige ! Pitié pour moi, que la passion assiège : Je suis la proie de tourments infinis ! »C’est au XIe siècle, en Sicile musulmane que le célèbre poète Ibn Hamdis déclamait ces vers élégiaques qui déclinent les nuances sensorielles, affectives et mystiques du sentiment amoureux, dans la...

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