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Idées - Beyrouth dans le monde

Beyrouth orbital

Marcher, écrire. Revenir au réel, au béton, au bitume, au pavé. Décomposer la marche en son plus simple élément, le pas. Marcher en ville. Arpenter la rue. Seul, à deux, ou avec tout un peuple. Cet acte qui a conduit « homo » hors d’Afrique, le répéter dans les villes qu’« homo » a construites. Marcher téléphone au poing. S’arrêter au milieu d’une phrase. Lancer une recherche. Développer une idée. Photographier, enregistrer, se géolocaliser. Entendre la rumeur, écouter les fragments. Regarder autour de soi, au-delà de soi, à l’intérieur de soi. Lire entre les pas. Sonder le détail de Perec et, simultanément, embrasser le chaos, le grand tout de Borges. Être à la fois le marcheur de Certeau et son voyeur perché sur son belvédère.

Digresser. Trébucher. Ne pas rebrousser chemin. Contourner les obstacles. Surmonter les difficultés. Ne jamais revenir sur ses pas. Traquer. Savoir où aller. Mais pas pourquoi. Traquer ce pourquoi. Et, ce faisant, participer à l’immense chantier du monde.

Ce n’était pas une promenade qui évoque une déambulation agréable. Ce n’était pas une flânerie qui suggère une dimension romantique. Ce n’était qu’une simple marche, une banale juxtaposition de pas, une prose pédestre. Une prose qui trouve ici son point final. Ici, au pied de la colline de Kantari où trône ce grand bazar qu’est devenu le Grand Sérail. C’était une dérive au cœur de l’incarnation urbaine du concept de corruption. Une dérive qui bute ici contre cette ancienne caserne ottomane, siège du haut-commissariat durant le mandat puis, depuis l’indépendance, siège du gouvernement libanais.


En mai-juin 2005 sont organisées les premières élections législatives post-« tutelle » syrienne. Elles sont clairement remportées par une coalition qui sera appelée à gouverner en présence d’une opposition parlementaire. Après des années de glacis, le jeu démocratique commence à s’entrouvrir (malgré de nombreux blocages persistants). Le 7 mai 2008, pour contrecarrer deux décisions prises par le gouvernement, l’opposition envoie ses miliciens dans la rue. Des affrontements à l’arme lourde dégénèrent dans tout le pays.

Deux semaines plus tard, le 21 mai, les accords de Doha mettent fin au conflit, évitent une guerre civile, mais imposent à la majorité la formation d’un gouvernement dit « d’union nationale ». Le jeu démocratique se referme. Les quote-parts ministérielles au gouvernement se doivent maintenant de refléter les forces en présence au Parlement. Le législatif et l’exécutif ne font plus qu’un. Les institutions sont de facto neutralisées aux dépens de négociations entre chefs des partis traditionnels, les « zaïms ». La classe politique libanaise se fond alors progressivement dans un magma de kleptocrates dont le but ultime devient la perpétuation d’un système corrompu par eux et pour eux. C’est une restauration du régime pré-2005, une « tutelle sans tuteur ».

Et depuis, sur cette colline, les ministères sont distribués, négociés, marchandés. Les partis y sont en quête de pouvoir pour asseoir leur légitimité et de financements pour conserver leurs clientèles. Ils y lorgnent deux types de ministères : les ministères régaliens (Défense, Intérieur, Affaires étrangères, Justice, Finances) ; et, invention crapuleuse des politiciens libanais, les ministères dits « juteux » (Travaux publics, Énergie, Santé, Télécommunications). Par « juteux » entendre générateur de contrats et de marchés publics à distribuer à sa communauté, ses clients, son clan, ses amis, sa famille, ses entreprises. Ici, des hommes prétendent gouverner d’autres hommes, alors qu’ils sont eux-mêmes gouvernés par leurs concupiscences, leurs égoïsmes, leur « libido dominandi ».

Je croyais arpenter une rue beyrouthine, mais ce sont tous les travers des hommes et tous les échecs du monde que j’ai parcouru entre ces deux collines : celle formée par la foultitude d’envies et d’objets voulus, achetés, puis abandonnés en vrac par les hommes ; et celle où se jouent leurs obscurs désirs de domination, d’emprise, de consommation. L’une et l’autre se superposent dans l’écriture et cette marche transforme en cercle notre longue rue rectiligne. Là, dans ce lieu de papier, le déchet abandonné et l’ordure qui le produit se recouvrent sur une même colline. Si la phrase urbaine de notre rue est longue, étroite et presque droite, sa transcription en phrase littéraire est circulaire, et se termine là où elle a commencé, au pied d’une colline, au pied d’un grand bazar d’objets abandonnés et de désirs obscurs.

Et, comme Sinclair orbite autour de Londres, ici, c’est en marchant tout droit qu’on finit par tourner autour de la ville dans un vertigineux « Beyrouth orbital ». Là, donc, entre la colline de déchets de Bourj Hammoud et son double de Kantari, j’ai vu des automobilistes s’entasser à l’entrée des villes et accumuler la détresse et l’ennui, j’ai vu des fleuves souillés, des forêts arrachées et des montagnes grignotées, j’ai vu des trains fantômes relier des villes détruites par des guerres et des promoteurs immobiliers, j’ai vu des générateurs brûler des forêts sédimentées depuis des millions d’années pour rafraîchir ou réchauffer salons et chambres à coucher, pour charger des téléphones où défilent « selfies » sur crépuscules dorés et autres vidéos de chats, j’ai vu des silos à grain raconter eux-mêmes leur propre histoire du moment de leur érection à celui de leur éventrement, j’ai vu des piétons en colère traverser des carrefours immenses avant de s’évaporer comme des ectoplasmes, j’ai vu des gens s’appauvrir en une nuit et partir loin pour tout recommencer, et d’autres rester ici en courbant l’échine, j’ai vu des lieux de cultes se prétendre éternels et des lieux de savoir apparaître dans les décombres pour disparaître aussitôt, j’ai vu des villes subsidentes s’enfoncer dans des sols meubles et d’autres, bâties sur des rochers, s’enfoncer dans les boues de la corruption. Tout cela et bien plus encore, je l’ai vu en marchant, en écrivant.

Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et chercheur associé au Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs (AUB). Il va publier « Subsidence » (Terre urbaine,10/2023).

Marcher, écrire. Revenir au réel, au béton, au bitume, au pavé. Décomposer la marche en son plus simple élément, le pas. Marcher en ville. Arpenter la rue. Seul, à deux, ou avec tout un peuple. Cet acte qui a conduit « homo » hors d’Afrique, le répéter dans les villes qu’« homo » a construites. Marcher téléphone au poing. S’arrêter au milieu d’une phrase. Lancer une...

commentaires (2)

VOTRE PHOTO 2/12 : DECHARGE SOMBRE EN AVANT , POURTANT A L’ARRIÈRE C’EST TOUT BLANC ! MERCI DE FAIRE UNE PROMENADE DE CE COTE ET AU DELÀ ( LE GRAND LIBAN ) ET DE FAIRE UNE PLONGÉE DANS LE « TAS ». BEYROUTH SEUL N’EST PAS LE LIBAN .

aliosha

13 h 26, le 26 mars 2023

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Commentaires (2)

  • VOTRE PHOTO 2/12 : DECHARGE SOMBRE EN AVANT , POURTANT A L’ARRIÈRE C’EST TOUT BLANC ! MERCI DE FAIRE UNE PROMENADE DE CE COTE ET AU DELÀ ( LE GRAND LIBAN ) ET DE FAIRE UNE PLONGÉE DANS LE « TAS ». BEYROUTH SEUL N’EST PAS LE LIBAN .

    aliosha

    13 h 26, le 26 mars 2023

  • C’est rafraîchissant de lire cet article qui prend position, tout comme TOUS les éditos de M. Ghoraieb et ceux de M. Nasr qui donnent leur avis et se mouillent pour la cause de leur pays au lieu de se contenter de relater les faits en laissant en suspension leur devoir de protester ou même de dénoncer tous les travers de ces pourris au pouvoir. Ne dit on pas que la presse est le quatrième pouvoir dans un pays démocratique? Alors pourquoi nos médias appliquent l’auto censure et n’usent pas de ce pouvoir? Ils laissent faire cette bande de vendus sans jamais osé élever leurs voix pour refuser l’inacceptable après l’avoir dénoncé et rejeté? Comment peut on se libérer d’une dictature lorsque tous ses actes sont tus comme « presque » approuvés et passent sous silence.

    Sissi zayyat

    13 h 32, le 25 mars 2023

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