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Nos Lecteurs ont la Parole

Les paroles de ma mère

Dans son lit chaud, un soir froid d’hiver, ma mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, me lança la demande suivante : « Paulo, ya mama, passe-moi de l’eau et du savon pour laver cette image collée sur mon visage. »

Ce furent les paroles de ma mère.

Debout dans sa chambre, mon corps se figea, mes mains se crispèrent et mon visage exprima l’incompréhension et l’incertitude. J’avais une difficulté à parler. J’ai répondu instinctivement et laconiquement en deux mots répétitifs : « Tayeb, tayeb » (tayeb en français veut dire : encore vivant).

Très vite, mon esprit fut inondé par une série de questions : pourquoi ma mère m’a demandé ce service ? Quelle est la nature de cette image collée sur son visage ? Puis-je considérer cette demande hallucinante comme étant une dégradation des fonctions cognitives, caractéristique de la maladie d’Alzheimer, ou bien « une tension vers » ouvrant des perspectives et pointant l’interprétation des dimensions corporelles comme le lieu de plaisir et de douleur ? Est-ce que la vulnérabilité de son état psychique et affectif rend possible des ressentis sensoriels et des projections visuelles sur un écran à dimension perdue par effet de réflexion des rayons de son esprit ? Est-ce que cette opération se fait au niveau de son cerveau, et son œil voit toujours dans le prolongement de la dernière image qui arrive et, par conséquent, dans cette circonstance, ma mère doit voir une image réelle projetée d’un monde désintégré : « une évidence claire de la chose qui a été » (Roland Barthes) ?

À toutes ces questions et par un phénomène réflexif transmis, j’ai décidé d’approcher la demande de ma mère et l’existence de cette image collée sur son visage comme étant la projection d’un masque qui vient emmitoufler son visage. En quelque sorte, un rayon différé d’une étoile, qui passe inaperçue, mais vécue et qui réfracte son monde parallèle aperçu par une réflexion douloureuse sur son visage. Ainsi, ma mère porte ses désirs, ses peurs au-delà de ce que l’image collée à son visage donne à voir ou à savoir : une collection, une dispersion, un fragment, un morceau, des contorsions, un masque, la mort. Cette mort que nous avons peur d’approcher et dont, par un regard et une identification, ma mère va embaumer son visage par une demande bizarre, outrée, ridicule, grimacée pour rester vivante ; d’où l’analogie avec le mot tayeb.

Étant sensible à l’image dans ces valeurs sémiologiques, j’ai approché cette demande de ma mère sous l’angle à but déterminé. En effet, si le sens de la mort est son masque, l’image est le moyen le plus subtil pour éviter de regarder la mort en face, en luttant énormément pour que l’image ne soit pas la mort (Barthes). C’est ainsi, dans sa chambre au cours de cette soirée froide, que ma mère, afin d’éviter cette mort, fait un retour à son visage, par le biais de cette image collée comme signe ; une image désorientée, désintégrée, fragmentée dans un discours et par un discours ; une image qui refuse le deuil et qui cherche à être purifiée par l’eau et le savon. Cette image collée sur le visage de ma mère est paradoxale. Elle est construite, scrutée, métamorphosée en masque (le masque de la tragédie grecque avait une fonction de faire venir les morts de l’au-delà). En réalité, à l’instant même de prononcer sa demande, le visage se crispe, se métamorphose, et cette transformation est douloureuse comme une opération chirurgicale. J’ai senti que son visage est mortifié afin de se présenter avec toutes les apparences d’une personne vivante. Cela s’explique par un plaisir de masquer son « je » par un « moi léger » d’un corps qui ne trouve jamais son degré zéro et que, pour une coïncidence existentielle retrouvée par la force de l’immobilisme et de l’entêtement de l’image, cette image comme « un bon objet transitionnel », l’espace d’une voix aimée fatiguée.

C’est ainsi que, dans une image, la présence de la chose (à un certain moment passé) n’est jamais métaphorique; et pour ce qui est des êtres animés, sa vie non plus, sauf à photographier des cadavres ; et encore : si la photographie devient alors horrible, c’est parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant en tant que cadavre : c’est l’image vivante d’une chose morte. Car l’immobilité d’une image est comme le résultat d’une confusion perverse entre deux concepts : le réel et le vivant ; en attestant que l’objet a été réel, elle induit discrètement à croire qu’il est vivant, à cause de ce leurre qui nous fait attribuer au réel une valeur absolument supérieure, comme éternelle ; mais en déportant ce réel vers le passé (« ça-a-été », comme dit Roland Barthes), elle suggère qu’il est déjà mort. Ainsi, cette image collée ne peut geler le temps par cette notion de deuil et de mélancolie de l’intraitable noème « ça-a-été ». Une mélancolie du temps qui s’inscrit dans un contexte topique perdu, et adjoindrait par une mélancolie de l’espace, un topos : « avoir-eu-lieu », ma mère qui s’est trouvée là car l’entour d’une image est un lieu absolument erratique, instable et aléatoire.

Roland Barthes l’appelle le « référent photographique », qui n’est pas « la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie ». La chose a bien été là. L’image a bien été collée sur son visage. Elle se positionne conjointement : « de réalité et de passé ». Et l’image n’est autre qu’un certificat de présence d’un temps passé. C’est dans ce sens que nous pouvons décrire l’image collée sur le visage de mère comme une texture morale fine, qui agit de l’intérieur sur son visage comme un obstacle opaque qui bloque la communication entre nos deux univers. Ma mère décide de l’enlever. Cette volonté de se débarrasser de cette image est une construction obsessionnelle d’un masque : le masque de la mort ; la mort d’un moi à la limite de l’évidence d’un « je ». Dans le même cadre, ma mère me renvoie à sa propre subjectivité qui s’étend entre l’infini emt le Moi. Elle a été là, et cependant tout de suite séparée ; elle a été absolument, présente, et cependant déjà différée. Il y a, dans cette demande soudaine, une volonté de laisser fuser des dimensions absolument insaisissables, un lien avec l’idée de l’absurde (Arnaud Claass). L’absurde est un état d’esprit approprié pour envisager une communication d’un monde à l’autre, d’une réalité à une autre. À partir de cette réalité, il existe un temps perdu et un espace perdu. C’est en quelque sorte un double malaxage mutuel de l’espace par le temps, un mélange d’une énergie du retour comme quête de la totalité de l’être de ma mère et comme exhaustion impossible sans masque. Pour cette raison, vient cette demande de ma mère dans sa volonté de mieux communiquer avec la réalité de notre monde, même si la communication entre deux mondes parallèles est un concept qui relève de la science-fiction. En effet, selon la théorie des mondes parallèles, il existerait un nombre infini d’univers parallèles, chacun est légèrement différent de l’autre en fonction de choix ou d’événements qui se seraient produits différemment dans chaque univers. Bien que les lois scientifiques telles que nous les connaissons actuellement ne permettent pas la communication directe entre deux univers parallèles, ma mère considère que cette image collée sur son visage est une intrication visuelle qui entrave la communication entre nos deux mondes.

Au final, à travers cette demande de purifier son visage par le savon et l’eau pour éliminer cette image angoissante, d’arracher ce masque de la mort, ma mère voudrait garder cette voie de communication libre entre son univers et le nôtre, interagir avec nous dans une volonté de rester connectée à notre réalité afin de subjuguer son destin. C’est un moyen essentiel de rester en bonne santé émotionnelle, en partageant ses émotions, ses angoisses, ses besoins et ses désirs.

Pour ma mère, cette demande est un moyen de rester vivante.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Dans son lit chaud, un soir froid d’hiver, ma mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, me lança la demande suivante : « Paulo, ya mama, passe-moi de l’eau et du savon pour laver cette image collée sur mon visage. »Ce furent les paroles de ma mère.Debout dans sa chambre, mon corps se figea, mes mains se crispèrent et mon visage exprima l’incompréhension et...

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