Critiques littéraires

La nostalgie El Greco

La nostalgie El Greco

D.R.

La Main sur le cœur de Yves Harté, éditions les Passe-Murailles, 2022, 160 p.

Longtemps, les écrivains français ont eu l’Espagne pour horizon. L’Italie leur plaisait, les séduisait, les émerveillait, mais la Péninsule ibérique les transportait, les fascinait, les irradiait. À cause de son côté rouge et or, de son passé arabe, des noces sanglantes de la vie et de la mort, de la corrida au flamenco, et de la dimension tragique de ses paysages. Sans parler de ce romantisme fougueux, qui imprima une large part de l’œuvre de Victor Hugo – il vécut pourtant moins d’une année sur le sol espagnol – et inspira aussi bien le Dom Juan de Molière que la Sévillane Carmen de Mérimée.

L’Espagne était aussi l’Orient des auteurs aux revenus modestes qui n’avaient pas les moyens de pousser jusqu’en Égypte ou au Levant. Elle fut enfin au XXe siècle la patrie héroïque des écrivains qui voulaient se battre contre l’idéologie mortifère qui allait bientôt submerger l’Europe.

Avec son entrée dans l’Europe et la modernité, l’Espagne a perdu de sa saveur et de son tragique. Certes, elle continue à l’occasion d’inspirer quelques plumes mais elle ne les emporte plus comme auparavant. Le journaliste et écrivain Yves Harté s’est pourtant laissé entraîner dans une recherche douce-amère de cette Espagne perdue en enquêtant sur un tableau célèbre du Greco : El Caballero de la mano en el pecho (Le Chevalier à la main sur la poitrine). Avec cette question : qui était-il ? Car, à l’occasion d’une rétrospective, l’auteur a été intrigué par la note qui accompagnait la peinture : ce n’était plus celle qu’il avait lue autrefois. La première assurait que le modèle était un notable sage et obscur. La nouvelle note affirme qu’il s’agit d’un aventurier du Siècle d’or, à la fois espion patenté et courtisan du roi Philippe II.

Le prétexte du récit serait mince si l’image d’un ami décédé, journaliste de renom et aussi écrivain, qui avait initié l’auteur à ne pas se perdre dans le labyrinthe espagnol, ne se superposait au tableau du Caballero. Au point de peu à peu l’effacer. Le portrait du Chevalier, qui était précisément parmi tous les portraits du Greco, le préféré de ce copain perdu, devient donc le prétexte d’une quête intimiste, à la recherche de moments heureux et de regrets amers, à travers l’Espagne d’aujourd’hui, si différente de celle de la jeunesse de Yves Harté.

La magie de la peinture, quand elle est servie par de grands artistes, c’est qu’elle dit bien davantage que ce que le tableau représente et qu’elle remonte le temps. Cette fois, elle va aussi débusquer dans l’intimité de l’écrivain un voyage blotti en lui et qui demandait « à être libéré ». On cheminera donc avec El Greco à travers les plateaux arides de Castille, ce « château gigantesque, qui surplombe l’Espagne et y a installé sa loi », « où le ciel semble à portée de main, où les nuages passent, lourds et lents, venant du fond des âges ». Mais aussi en compagnie du journaliste disparu, homme d’érudition, dégoutté par la toute-puissance de l’argent et prophète déroutant d’une société à venir qu’il déteste corps et âme, parce qu’au seuil des années 1980, il la sent « déjà minée par les écrans, la bêtise et le virtuel ».

On y croisera, forcément, Don Quichotte, dont le fantôme erre encore à travers les sierras rabotées lesquelles composent « un paysage mental et physique que l’on croit voir encore de nos jours, plaine fauve et castels que le temps érode, laissant la pierre s’effriter ».

Et sur le chemin de Tolède, la ville où s’installa El Greco parce qu’il n’a jamais eu les faveurs de Philippe II, on fera halte à Madrid pour boire un verre en compagnie de quelques souvenirs bien tristes. « Il ne reste rien, écrit Yves Harté à propos de la capitale espagnole, de la frénésie des quartiers d’autrefois. Les habitants sont morts ou vieux. Les pauvres aussi. Le début des années 2000 a vu le prix des loyers exploser. Les offres pour acheter les appartements vétustes ont eu raison des quelques propriétaires qui résistaient encore. Les petites épiceries ont fermé. Les bars ont été rénovés. D’autres locataires sont arrivés, oreilles percées, peaux tatouées, dociles aux recommandations du nouveau monde et des universités américaines, dédaigneux de l’Europe, haïssant le passé et affichant leur dégoût pour les pratiques de leur vieille nation. Rarement une ville n’a donné de façon aussi visible l’image de sa fracture idéologique et culturelle. »

On le voit, la nostalgie ne conduit pas toujours sur des itinéraires heureux. Mais elle peut avoir la vertu d’être libératrice. Elle aura en tout cas permis au voyage « réclamant de s’accomplir », de se dérouler. La magie du Greco.

La Main sur le cœur de Yves Harté, éditions les Passe-Murailles, 2022, 160 p.Longtemps, les écrivains français ont eu l’Espagne pour horizon. L’Italie leur plaisait, les séduisait, les émerveillait, mais la Péninsule ibérique les transportait, les fascinait, les irradiait. À cause de son côté rouge et or, de son passé arabe, des noces sanglantes de la vie et de la mort, de la...

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