Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas eu une histoire complète de l’Empire ottoman en langue française, de surcroît produite par un seul auteur et non par une équipe de spécialistes. Olivier Bouquet est connu pour ses travaux sur l’administration et le mode de vie des Ottomans, plus précisément des pachas et des grands vizirs. Cette fois, avec Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire (Gallimard), il nous présente une synthèse des origines jusqu’à la fin dans un ordre évidemment chronologique.
On part ainsi d’une chefferie de semi-nomades anatoliens vers 1299. La question est de savoir pourquoi elle est arrivée à constituer le dernier des grands empires islamiques dont l’acte de décès date de 1922.
L’expansion territoriale a été exceptionnelle parce que l’armée des sultans était puissante, le commandement centralisé, et le prélèvement des ressources adapté aux exigences de la conquête. Cette machine de guerre s’est appuyée sur une administration de plus en plus perfectionnée et sur une excellente gestion des populations. Ces terriens ont aussi réussi à constituer une forte marine.
Le terme « ottoman » renvoie d’abord à la dynastie impériale. S’y ajoute celui qui est placé au service du souverain, combat pour lui, travaille pour son État ou contribue à sa gloire. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il couvre l’ensemble de la population de l’Empire.
Les institutions ottomanes sont dans la continuation des institutions islamiques précédentes, mais elles sont perfectionnées et modifiées. Ainsi, le sultan détient un droit d’initiative qui lui permet de promulguer une législation qui s’applique sous son règne. C’est le kanun, le premier droit séculier formalisé dans l’histoire de l’islam. En même temps, il y a l’héritage turco-mongol là aussi modifié. L’État n’est rien d’autre que l’extension de la dynastie. Agrégat de peuples et de royaumes, l’Empire ne forme un tout que par la domination de la lignée qui les a réunis.
Il n’est pas possible ici de résumer un livre de plus de 550 pages. La partie européenne de l’Empire a toujours été la plus importante, même si l’islamisation a été largement incomplète. En Asie mineure, les Turcs sont présents depuis des siècles. En revanche, au Maghreb, ils sont des nouveaux venus et n’ont jamais cessé de se considérer, et d’être considérés, comme des gens de l’extérieur. Vues du centre, les provinces dites arabes constituent un monde tardivement conquis, plus lointain et peu maîtrisé. Les troupes y redoutent les déserts et les chaleurs. Elles craignent les dangers des routes maritimes qu’il leur faut emprunter pour se rendre au Caire ou à Alger. C’est un espace moins essentiel à la prospérité de l’Empire et à la mobilisation de ses ressources.
Après le temps de la conquête, une élite politico-militaire hiérarchisée et soumise à l’autorité absolue du monarque se dégage et domine une société organisée autour de statuts différenciés. 1 / Les reʻaya (« le troupeau protégé ») sont les producteurs imposés inscrits dans un registre de recensement (tahrir defteri). Dans cette catégorie, l’administration inclut les artisans, boutiquiers et marchands, tous ceux qui, par le produit de leurs taxes, assurent la richesse du royaume et la puissance du souverain. 2 / Exemptés de l’impôt, les ʻaskeri sont les soldats de toute nature, les agents de l’administration, y compris les oulémas, et tous ceux qui participent à l’exercice du pouvoir. 3 / Des catégories intermédiaires détentrices de tenures bénéficient d’exemptions en échange d’un service.
C’est à la fois une réalité sociale et une idéologie puisque le pouvoir est essentiellement pragmatique et prend en compte les rapports de force.
Si l’auteur fait des portraits des souverains, il analyse aussi le développement des institutions, les organisations économiques et sociales, les diverses transformations en cours. La vie religieuse des musulmans et des non-musulmans est abordée. Le temps des réformes du dernier siècle ottoman pose la question de la ou des modernités.
Il est bien marqué que les six siècles de l’histoire ottomane se terminent par un génocide, celui des Arméniens. Héritier principal de l’Empire, l’État kémaliste s’est constitué contre lui. Il a fondé la république contre la monarchie, établi le code civil contre la charia, érigé le principe du nationalisme contre l’ottomanisme, conçu le citoyen turc contre le sujet ottoman et institué la fonction présidentielle contre la figure du sultan. Il a remplacé le script arabe par l’alphabet latin. Il a adopté le principe de laïcité, moins pour correspondre à des idéaux tirés de la Révolution française que pour asseoir la domination des Turcs sur les Grecs, Juifs et Arméniens, anciens « mécréants protégés » devenus citoyens de seconde zone, mais aussi sur les Kurdes et les Alévis, régulièrement soumis depuis à la violence politique du régime sécuritaire d’Ankara.
Le « néo-ottomanisme » d’aujourd’hui a suscité un renouveau d’intérêt sur l’ensemble de l’histoire ottomane. En Turquie, la projection permanente du passé ottoman, sélectif et mythifié, exclusivement turc et musulman, sert le destin politique du président R.-T. Erdoğan : il veut gagner les élections présidentielles de 2023 et entend faire coïncider sa victoire avec la commémoration du centenaire de la République. Mais surtout, elle modèle un projet islamo-nationaliste conçu à long terme et façonne l’image que le président turc entend laisser dans l’histoire : transformer l’héritage d’Atatürk et refonder la Turquie comme une grande puissance musulmane.
Mais il manque à ce projet ce qui était l’essence du système ottoman, un pluralisme linguistique, ethnique et religieux.
Ce livre se lit facilement et doit être recommandé à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire d’un monde qui va de l’Algérie à la Caspienne en passant par les Balkans.
Pourquoi l’Empire ottoman ? Six siècles d’histoire d’Olivier Bouquet, Gallimard, 2022, 559 p.
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