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Jean-François Colosimo : « L’Occident chrétien a oublié l’Orient chrétien »

Jean-François Colosimo : « L’Occident chrétien a oublié l’Orient chrétien »

Homme du Sud, né à Avignon en 1960, fils d’un immigré calabrais, Jean-François Colosimo est un intellectuel atypique. Converti au christianisme orthodoxe en 1980, il a étudié dans les meilleures universités la philosophie, la théologie, l’histoire des religions qu’il a enseignée jusqu’en 2019 à l’institut Saint-Serge, à Paris. Éditeur, il a été directeur littéraire chez Stock, puis JC Lattès, Odile Jacob, P-DG des éditions de La Table ronde, ensuite directeur général des éditions du CNRS (2006-2010). Nommé président du Centre national du livre par Nicolas Sarkozy, en 2010, il en démissionne en 2013. Depuis, il est président du directoire des éditions du Cerf, maison catholique où il publie aussi bien de la littérature religieuse que des documents, des essais politiques ou littéraires. Essayiste, il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages consacrés à la Russie (L’Apocalypse russe : Dieu au pays de Dostoïevski, Fayard, 2008), à l’Iran, à la Turquie (Le Sabre et le turban ; jusqu’où ira la Turquie ?, Cerf, 2020), aux chrétiens d’Orient (Les Hommes en trop : la malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard, 2014). Il est également l’auteur de documentaires sur les mêmes sujets, coproduits et diffusés par la chaîne Arte.

Inclassable politiquement, si ce n’est souverainiste dans la lignée du Général de Gaulle, comme son ami Régis Debray, Jean-François Colosimo, l’un des meilleurs connaisseurs des religions orientales et du monde slave, est tout naturellement devenu l’un des plus fins analystes, notamment dans les médias, de l’actuelle guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, qu’il resitue dans un triple contexte théologique, historique et géopolitique. Son dernier livre, La Crucifixion de l’Ukraine, avec son sous-titre éloquent, Mille ans de guerres de religions en Europe décrypte et explique le conflit, et ne nous promet pas forcément un avenir plus pacifique.

Si l’on vous suit, pour comprendre et expliquer l’actuelle guerre en Ukraine, il faut remonter à l’an 800 et au sacre de Charlemagne !

Et même avant ! Toute cette histoire vient du schisme qui a résulté de la dislocation de l’Empire romain, en deux entités qui se font face. Les Byzantins à l’est, les Carolingiens à l’ouest, qui émergent et font scission. Surviennent entre les deux empires des divergences politiques et théologiques, notamment à propos de l’évangélisation, violente, des Slaves. Cette confrontation autour de l’évangélisation des Slaves va provoquer, à travers tout le continent européen, une ligne de fracture en zigzag, qui va de Riga, sur la Baltique, à Split, sur la Méditerranée, et divise les peuples. Par exemple, d’un côté les Polonais catholiques utilisant l’alphabet latin, de l’autre les Biélorusses orthodoxes utilisant l’alphabet cyrillique. De même pour les Croates, face aux Serbes. C’est autour de cette ligne qu’au fil des siècles vont s’affronter tous les grands empires (perse, romain, byzantin, ottoman et leurs successeurs).

C’est pour cela, selon vous, que les troupes russes de Poutine se sont focalisées sur la conquête de territoires à l’est de l’Ukraine ?

En effet. L’est de l’Ukraine est majoritairement orthodoxe (le pays compte entre 70 et 80% d’orthodoxes), l’ouest plus catholique. Poutine considère le Donbass, par exemple, comme faisant partie de sa zone d’influence naturelle, d’où la tentative de son annexion à la Russie par des référendums illégitimes. Le cas de la Crimée est plus complexe.

Vous décelez aussi deux autres lignes de fracture, non moins importantes.

L’une, qui va de la mer Noire à la Caspienne, et passe par le Haut-Karabakh, ce qui explique l’antagonisme entre la Géorgie et l’Arménie, chrétiennes, et le Daghestan et l’Azerbaïdjan, musulmans. L’autre, de la Méditerranée à la Caspienne, qui passe par Kirkouk, au Kurdistan irakien, ligne de fracture entre les sunnites et les chiites. Ces trois fronts potentiels, en corrélation constante, vont générer des conflits, notamment après l’essor de l’islam. Par exemple, après le sac de Constantinople, en 1204, l’échec des Croisades pour reprendre la Terre Sainte va se transformer en une nouvelle croisade vers l’est : celle des chevaliers teutoniques contre les Russes orthodoxes.

Vous reliez entre eux, ensuite, une longue série de conflits où la religion joue chaque fois un rôle important, même en arrière-plan.

Il y eut, par exemple, la très oubliée guerre de Crimée, qui, de 1853 à 1856, fit quand même un million de morts. D’un côté, les Français, les Anglais, les Ottomans, vainqueurs, de l’autre les Russes, vaincus. Cette guerre avait commencé par des rixes sanglantes entre religieux italiens catholiques et grecs orthodoxes pour la possession du Saint-Sépulcre à Jérusalem, et du sanctuaire de la Nativité, à Bethléem. La France, protectrice des chrétiens d’Orient, et la Russie, protectrice des orthodoxes, avaient soutenu chacune un camp. D’où la guerre. Mais, bien vite, il est apparu que son enjeu majeur était la maîtrise des détroits, Dardanelles et Bosphore.

Et, plus près de nous ?

Eh bien, à partir de 1989, on constate que les tyrans reprennent tous, pour servir leur cause et justifier leurs exactions, l’argument religieux. Saddam Hussein gaze les Kurdes et réprime les chiites, Aliev, dictateur de l’Azerbaïdjan, musulman chiite mais turcophone, édicte des pogroms anti-chrétiens, Milosevic enflamme le Kosovo et fait éclater la Yougoslavie, entre Serbes orthodoxes, Croates chrétiens et Bosniaques musulmans. En 2015, en Syrie, la Russie intervient et gagne, sauvant le régime de Bashar al-Assad, face à la Turquie et aux Occidentaux, qui ont bien failli intervenir militairement. Sans le veto d’Obama, c’était fait… En 2021, guerre au Haut-Karabakh. Enfin, en 2022, guerre en Ukraine… Il y a une logique dans tout ça. Le problème, c’est que l’Occident chrétien a oublié l’Orient chrétien, dont il est pourtant issu. Dès le Moyen-Âge, l’ouest a écrit une histoire du monde euro-centrée, en inversant l’histoire : les aînés, ce sont les chrétiens d’Orient. Ici, on a fait longtemps l’impasse sur Byzance, qui d’ailleurs n’existe pas. Les « Byzantins » s’appelaient « Romains », et se considéraient comme les héritiers légitimes de l’Empire romain. Si l’on peut voir une filiation entre Aix-la-Chapelle, capitale de Charlemagne, et Bruxelles, co-capitale de l’Union européenne, il y en a une manifestation de Constantinople à Moscou. « Tsar » ne vient-il pas de « César » ?

Quelles ont été les conséquences de tous ces conflits pour les peuples, victimes systématiques ?

Beaucoup de mémoires blessées. De part et d’autre de la ligne de fracture, de nombreux peuples ont changé de frontières, de pays, de nationalités, voire de religions ou de confessions. Le conflit en Ukraine peut se lire comme une guerre de positions autour de la ligne de fracture ouest catholique/est orthodoxe. Cela met en lumière une opposition fondamentale entre deux cultures : à l’ouest, des États-nations, à l’est des églises-nations qui déterminent les identités des pays.

Est-ce que Poutine connaît toute cette histoire, et celle de son pays ?

Poutine est un ancien du KGB. Sa religion, c’est celle de la Tchéka de Lénine, l’alliance du totalitarisme et du crime. En Russie, après 1989 et l’effondrement du bloc de l’Est, dont le conflit actuel est peut-être un effet retard, on a assisté à une mainmise des services secrets sur tous les pouvoirs, y compris la religion. Le patriarche Kirill, grand soutien du régime, n’est pas un homme d’église, c’est un oligarque et un kgbiste ! La Russie d’aujourd’hui est une « espiocratie » clanique qui veut juste survivre et faire du profit. Poutine a fini par « mondialiser » sa guerre, en dénonçant le rôle de l’Otan, des États-Unis, comme un danger pour ses frontières, et par nous dire qu’il est en guerre contre l’Occident. Dans cette démarche, il se rapproche d’autres néo-empires qui, sur fond d’identités religieuses, ciblent l’Occident et ses valeurs comme ennemi commun, parce que celui-ci sait reconnaître ses erreurs, et prône l’universalité et l’égalité du genre humain.

Qui sont ces néo-dictateurs ?

Poutine, donc, en Russie, Erdogan en Turquie, Xi en Chine, et, dans une certaine mesure, Modi en Inde.

Poutine est un ingénieur incohérent, pas fou mais totalement manichéen, et complètement « déréalisé ». Comme tous les tyrans, il cultive le mensonge et l’invective contre son ennemi désigné. Il faut répéter avec force que la guerre qu’il mène en Ukraine est inique, fratricide et criminelle, et qu’il en est le seul responsable.

Quelles peuvent en être les conséquences, pour la Russie elle-même ?

La Russie est un pays qui, rapporté à sa taille et sa population, pèse peu économiquement. Son PIB est le même que celui de l’Espagne. Poutine est à la tête d’un vaste empire multiconfessionnel, avec toutes les religions d’État institutionnalisées qui ont remplacé le Parti communiste : orthodoxes, juifs, musulmans (entre 15 et 20 millions), bouddhistes. Il a joué au sauveur des chrétiens d’Orient quand ça l’arrangeait, il manipule les Arméniens face aux Azéris soutenus par la Turquie. Poutine est le chef tout-puissant d’un système clanique, qui a éliminé toute opposition. Ses élites ont émigré massivement : 2 millions de Russes environ sont partis, c’est plus qu’en 1917 ! L’Ukraine existe comme jamais et veut récupérer ses territoires annexés, peut-être jusqu’à la Crimée. Après Poutine, ou sans lui, la situation pourrait être pire : la Russie pourrait imploser, et déstabiliser l’ordre planétaire, jusqu’au Proche-Orient.

De cela, personne ne veut, ni les autres dictatures, ni les Occidentaux.

Que peut-on faire, alors ?

Nos chefs d’État, tout en soutenant les Ukrainiens, jouent la prudence et la volonté d’un règlement diplomatique. À juste titre. Une politique incarnée par notre Président, Emmanuel Macron, qui se débrouille plutôt bien dans ce domaine. Il faudra aider l’Ukraine à se reconstruire physiquement, et la Russie à se réparer intellectuellement.

La Crucifixion de l’Ukraine de Jean-François Colosimo, Albin Michel, 2022, 300 p.

Homme du Sud, né à Avignon en 1960, fils d’un immigré calabrais, Jean-François Colosimo est un intellectuel atypique. Converti au christianisme orthodoxe en 1980, il a étudié dans les meilleures universités la philosophie, la théologie, l’histoire des religions qu’il a enseignée jusqu’en 2019 à l’institut Saint-Serge, à Paris. Éditeur, il a été directeur littéraire chez...

commentaires (7)

Religions... L'overdose !

F. Oscar

09 h 12, le 09 janvier 2023

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Commentaires (7)

  • Religions... L'overdose !

    F. Oscar

    09 h 12, le 09 janvier 2023

  • Avec tout le respect pour monsieur Colosimo, son raisonnement est trop réducteur et ses théories «  tirées par les cheveux »!

    Citoyen Lambda

    10 h 34, le 08 janvier 2023

  • Si l'on comprend bien les 3/4 de l'humanité seraient des dictatures et l'occident un ilot de liberté ( dont le richesse repose tout de même sur 4 siècles de guerres, de pillage et de génocide ) . Combien M. Colissimo touche-t-il pour dire de telles inepties ? Qu'il retourne a ses livres d'histoires ...

    nabil samir

    17 h 54, le 07 janvier 2023

  • Les vrais chrétiens sont les chrétiens d’orient

    Eleni Caridopoulou

    17 h 39, le 07 janvier 2023

  • M. Colosimo, un habitué des studios de télé, n'est pas à une approximation sémantique près (les Croates sont Catholiques et non Chrétiens...). S'ensuivent des digressions simplificatrices à grands traits, indignes d'un intellectuel ou chercheur. Mais ça plaît aux médias contemporains, à leurs "journalistes" et auditoires hébétés.

    IBN KHALDOUN

    12 h 20, le 07 janvier 2023

  • L’Occident, européen pour être précis, ne mentionne pas officiellement dans sa charte européenne le terme "chrétien". En Occident, même ceux qui se réclament chrétiens, n’ont pas oublié les "chrétiens d’orient". Ils sont plutôt indifférents, et c’est plus grave. En Occident, qu’il soit chrétien ou non, le suivi de près l’actualité dans l’"Orient", qui ne leur proche par les mêmes valeurs, mais sur air désabusé.

    Nabil

    19 h 15, le 06 janvier 2023

  • l'occident chrétien n'a pas "seulement" oublié l'orient chrétien. L'occident chrétien a oublié ....qu'il était chrétien aussi. Faudra qu'il repense à sa chrétienté avant de se souvenir des autres chrétiens.

    LE FRANCOPHONE

    14 h 50, le 06 janvier 2023

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