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Culture - Initiative

Karl Hadifé sort le cinéma Royal de Bourj Hammoud de la dégradation et de l’oubli

Le jeune réalisateur et « storyteller » a fait le pari de réanimer cette salle de projection datant des années cinquante, et de transformer ce lieu qui n’a pas toujours été très fréquentable en un espace scénique d’art et d’essai.

Karl Hadifé sort le cinéma Royal de Bourj Hammoud de la dégradation et de l’oubli

Karl Hadifé devant son cinéma Royal. Photo DR

Au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de Bourj Hammoud, dans une ruelle jouxtant les usines Abroyan*, une large porte vitrée recouverte d’un grillage en fer peint en blanc donne directement accès à un bar-guichet de salle de spectacle. Avec ses fauteuils carrés en similicuir marron, ses luminaires d’époque et son dallage en terrazzo, à peine y met-on les pieds que l’on est transporté dans l’atmosphère surannée des années cinquante. L’époque d’origine de ce cinéma Royal qui, après des années de dégradation et d’abandon, reprend vie et renoue aujourd’hui avec le public.

Initiée par Karl Hadifé, sa restauration vient d’être terminée et son inauguration a eu lieu, hier, avec Hotel Beirut/Fractured Love Stories, une création in situ du Beirut Contemporary Ballet qui rend un hommage spécifique à cet espace à la mémoire singulière. Et cela à travers une chorégraphie de Jana Younès qui déroule comme des bobines de film (de Hady Zaccak) éparpillées et laissées pour compte, des histoires d’une époque révolue.

Des stigmates du passage du temps précieusement conservés dans la salle de projection. Photo DR

Comme un indice secret…
N’était-ce l’enseigne lumineuse déclinée en caractères arabes et français surplombant l’entrée, rien ne laisserait soupçonner, de prime abord, l’existence d’un espace artistique dans ce quartier grouillant de garagistes et de petites échoppes. Sauf, peut-être, ces fresques murales déroulant, sur toute la largeur de la façade aveugle de la bâtisse industrielle qui lui fait face, des reproductions agrandies d’une série de timbres postaux d’avant-guerre représentant les hauts lieux touristiques libanais. Des peintures ébréchées par le passage du temps, qui évoquent, comme un indice secret, le lien de leurs auteurs, ces fameux frères Hawarian, peintres d’affiches de cinéma durant les années d’or beyrouthines, avec cette salle de projection à Bourj Hammoud, « où l’on retrouve deux étonnantes fresques murales abstraites de leur signature », révèle son récent acquéreur et initiateur de sa « résurrection », Karl Hadifé.

Des stigmates du passage du temps précieusement conservés dans la salle de projection. Photo DR

Une certaine forme de résistance
Ce réalisateur de formation devenu storyteller par passion n’est pas inconnu des fidèles lecteurs de ce journal. Et pour cause, il a été, il y a quelques années, à tout juste 17 ans, le vidéaste qui a accompagné de sa caméra les trois saisons de Génération orient, la plateforme de découverte et de promotion des jeunes talents libanais lancée par L’Orient-Le Jour. Une collaboration qui n’est sans doute pas étrangère à l’éclosion chez ce jeune homme, âgé aujourd’hui de 25 ans, d’un goût prononcé pour le soutien et la promotion de toutes les formes d’art. Et qui le mènera à ce projet de réhabilitation d’un cinéma abandonné « en espace polyvalent de projection de films, mais aussi de créations théâtrales et chorégraphiques, de performances et d’expériences immersives et culturelles multiples », dit-il.

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Pour concrétiser le défi qu’il s’est lancé de réanimer cette salle de cinéma abandonnée et d’en faire « un lieu qui exprime, à travers une programmation éclectique et de qualité, une certaine forme de résistance culturelle », le jeune homme n’a pas hésité à engager un lourd investissement personnel. Car, même avec le parti pris de conserver au maximum le décor d’origine, qui donne tout son esprit vintage à ce cinéma pas comme les autres, il aura fallu de gros travaux de nettoyage, de restauration et de réaménagement pour sortir ce local de l’état de dégradation avancé dans lequel l’avait plongé une longue période de déchéance entamée durant la guerre.

Le Royal à Bourj Hammoud : une enseigne qui se rallume après des années d’obscurité. Photo DR

Une histoire particulière…
Pourtant tout avait commencé sous les meilleurs auspices, en 1957-1958, lorsque le Royal ouvre ses portes dans ce quartier périphérique de la capitale. La popularité des salles de cinéma auprès des Beyrouthins est à son zénith et ici comme dans toutes les autres salles, on projette des films américains, européens et égyptiens. Sauf qu’au fil des décennies, sa programmation commence à décliner, pour se cantonner aux films d’arts martiaux et bollywoodiens d’abord, puis à partir des années de guerre, aux œuvres pornographiques. Les propriétaires ayant découvert que cette niche du film X était la plus rentable, le cinéma devient le repaire malfamé des amateurs du genre. Dès lors, sa dégradation s’accélère. Mal entretenu, avec sa grande salle noyée sous les égouts dégagés par des canalisations éclatées, il n’a plus rien de Royal. « On raconte qu’il a continué de fonctionner, avec des spectateurs confinés au balcon et une salle noyée sous les eaux. Et cela, jusqu’à début 2015, quand l’odeur de plus en plus pestilentielle a rendu sa fréquentation impossible et sa fermeture inéluctable », indique le nouveau propriétaire.

Aujourd’hui, tout est à nouveau rentré dans l’ordre. Et même si les nouveaux propriétaires ont délibérément gardé quelques stigmates sur les murs et le plafond (laissé ouvert) comme une trace de son vécu singulier, le cinéma Royal reprend vie, avec une capacité rétablie de 320 sièges, et sous une forme élargie de scène visuelle et théâtrale polyvalente.

Pour des spectacles qui sortent de l’ordinaire
« L’espace va fonctionner en mode art et essai. Avec des curations de films d’auteurs, de performances nouvelles, de spectacles de danse et de théâtre immersifs. Une programmation ponctuelle, mais toujours de hauts standards et avec des tarifs accessibles à tout le monde. Parce que nous tenons, avec mon associé Julien Boutros, à ce que l’art ne soit pas réservé à une élite », précise Karl Hadifé. « Dans ce but, nous avons créé la fondation Neighborhood qui va gérer le Royal et lui permettre de récolter les fonds nécessaires à ses trois créneaux d’action. À savoir, découvrir et soutenir les jeunes talents du cinéma indépendant et de la scène alternative, offrir un lieu de rencontre et de collaboration aux artistes de différentes disciplines et, enfin, établir des ateliers gratuits d’initiation à l’art et au théâtre aux enfants du quartier », assure le jeune réalisateur. Lequel se donne aussi pour mission de recevoir des spectacles qui sortent de l’ordinaire. « En réétudiant et en repensant les médiums traditionnels que les artistes utilisent en général. En repensant à la structure, à la façon dont leurs pièces sont présentées et en tentant de casser un peu les traditions dans ce domaines pour créer des expériences immersives plutôt que des performances », affirme-t-il. Avant d’ajouter en conclusion : « Nous n’avons pas rouvert ce cinéma dans un but lucratif. Mais pour rendre au Liban un peu de ce qu’il nous donne, différemment et dans d’autres domaines. » Une ambition prometteuse pour un lieu à découvrir assurément.

*Les usines Abroyan abritent aujourd’hui Union Marks, un hub pour noctambules avec des espaces destinés également aux expositions.

Les rendez-vous de la première programmation

Outre Hotel Beirut/Fractured Love Stories, une création spécifique à cet espace présentée lors de la soirée d’inauguration par le Beirut Contemporary Ballet, deux autres spectacles sont au programme de cette sélection de réouverture du cinéma Royal. À savoir : Farha, qui se joue ce soir vendredi 23 décembre à 19h et 21h. Une pièce immersive et interactive de Julien Boutros et Karl Hadifé, inspirée des histoires du quotidien des habitants du voisinage. Elle est interprétée par Faek Homaissi, Mazen Kiwan, Rita al-Achkar, Ramez Awad, Aline el-Chami, Katy Younes, Theresa Fattouch, Émile Chalhoub et Salam Makarsa, sous la direction artistique d’Assaad Khoueiry.

Fistful of Love (Une Poignée d’amour) sera à l’affiche les 26, 27 et 28 décembre à 19h. Il s’agit d’un concert théâtral dépeignant un foyer brisé. Écrit et réalisé par Karl Hadifé, interprété par Rita Chidiac, Malek Abi Nader, Mohammad Makouk, Nour Saad, scénographié par Camilio Khoury, avec une production musicale signée Rayan Sayegh, il met en scène un père têtu et conservateur qui fait faillite, une mère nostalgique en manque d’attention, une jeune femme impertinente découvrant et guérissant de son traumatisme refoulé et un jeune homme solitaire sur le chemin de la découverte de soi et de la libération sexuelle.

Au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de Bourj Hammoud, dans une ruelle jouxtant les usines Abroyan*, une large porte vitrée recouverte d’un grillage en fer peint en blanc donne directement accès à un bar-guichet de salle de spectacle. Avec ses fauteuils carrés en similicuir marron, ses luminaires d’époque et son dallage en terrazzo, à peine y met-on les pieds que l’on est...
commentaires (4)

Belle initiative, Bravo! On espere assister a d'autres activites et restaurations de sites historiques et culturels au Liban....

Sabri

19 h 07, le 25 décembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Belle initiative, Bravo! On espere assister a d'autres activites et restaurations de sites historiques et culturels au Liban....

    Sabri

    19 h 07, le 25 décembre 2022

  • Bravo Karl (et associés) ! Je ne manquerai pas de visiter les lieux lors de mon prochain séjour. Et l'abondance de bonne street food dans les alentours est une motivation supplémentaire :)

    IBN KHALDOUN

    18 h 35, le 25 décembre 2022

  • Bravo, felicitations Alf Mabrouk

    Irene Souki

    17 h 24, le 24 décembre 2022

  • Bravo et merci l'Artiste.

    Christine KHALIL

    10 h 50, le 23 décembre 2022

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