
Selon les chiffres de la BDL, le Liban compte 302 agents de change agréés, qui se partagent le marché avec de nombreux autres acteurs illégaux. Photo Florient ZWEIN/Hans Lucas
Le taux de change sur le marché libre, qui regroupe aussi bien les agents illégaux que ceux qui sont autorisés par la Banque du Liban, est entré dans une nouvelle phase de turbulences cette semaine. Passant respectivement les barres record des 44 000, 45 000, puis 46 000 livres pour un dollar entre dimanche et hier, le billet vert a progressé autant en trois jours que pendant les 10 jours qui ont précédé.
Il culminait hier à 46 500 en milieu de journée, selon la plateforme de suivi Lirarate.com, un niveau autour duquel il semblait s’être stabilisé en fin d'après-midi avant de redescendre de quelques centaines de livres. Le taux de la plateforme Sayrafa, opérée par la BDL et évoluant de manière très décalée par rapport aux fluctuations du marché, est lui resté figé à 31 200 livres pour un dollar. Signe de la fébrilité du marché, le syndicat des pharmaciens a indiqué dans un communiqué en cours de journée que « les livraisons de médicaments et de lait » avaient été presque « totalement suspendues » face à l’imprévisibilité de l’évolution du taux.
Perte d’équilibre
« Personne ne sait comment cela va évoluer. Même la question consistant à demander à combien est le taux aujourd’hui n’a plus de sens. Il suffit qu’une transaction d’environ 100 000 dollars soit traitée pour que le taux perde l’équilibre », confie un agent de change du Grand Beyrouth sans souhaiter dévoiler son identité.
Il affirme appliquer le taux qui lui est communiqué sur un groupe WhatsApp réunissant nombre de ses collègues, ajoutant que « la Banque du Liban est aussi dans la boucle ». Selon plusieurs sources bancaires concordantes, la banque centrale fixe le taux pratiqué par les sociétés de transfert d’argent, qui sont autorisées depuis début 2022 à réaliser des opérations de change, si elles le souhaitent. Selon les chiffres de la BDL, le Liban compte 302 agents de change agréés, qui se partagent le marché avec de nombreux autres acteurs illégaux, dont plusieurs pôles connus à Beyrouth (Barbir et banlieue sud) ou encore à Tripoli (Liban-Nord).
Ce marché s’est développé de manière exponentielle au fur et à mesure que le secteur bancaire était déserté par les déposants, victimes de restrictions limitant l'accès à leurs comptes en devises que les banques ont imposées depuis le début de la crise. Il est particulièrement opaque et a d’ailleurs été au centre d’une enquête lancée en 2020 par la procureure générale près la cour d'appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, sur fond de tensions politiques entre le camp du président Michel Aoun et le gouverneur de la BDL, Riad Salamé. Début 2021, le procureur financier libanais avait lui saisi la Commission spéciale d’investigation, dans le cadre de poursuites visant plusieurs agents de change pour des faits relevant du crime de « blanchiment d'argent ». Il reste que les deux procédures n’ont pas donné de résultats tangibles.
Demandes venues de Syrie
Cette opacité rend de fait virtuellement impossible toute tentative d’identifier précisément les causes exactes des fluctuations du marché. Parmi celles qui étaient évoquées hier dans les milieux bancaires et les bureaux de change :
• Une hausse de la demande de dollars sur le marché libanais poussée par des acteurs venus de Syrie, pays également en crise et dont le régime est ciblé par des sanctions notamment de la part de l’administration américaine. Damas a récemment dévalué sa monnaie, faisant passer le taux de change de 2 814 à 3 015 livres syriennes pour un dollar, tandis que le taux sur le marché noir a récemment dépassé la barre des 6 000 livres syriennes. La demande de dollars serait également forte dans la Békaa, selon un autre agent de change qui s’exprime lui aussi sous couvert d'anonymat.
• Une hausse de la quantité de dollars ponctionnée par la BDL et les banques qui se servent également sur le marché pour honorer les demandes de « dollars frais » convertis au taux de Sayrafa à partir des comptes en livres via le dispositif de la circulaire n° 161, qui a récemment fêté son premier anniversaire.
• Le fait que la BDL ait vendu moins de dollars sur le marché, parce qu’elle compte sur les devises ramenées par les expatriés au Liban en cette période de fêtes de fin d’année. Le ministre sortant du Tourisme Walid Nassar, s’attend à ce que plus de 500 000 visiteurs débarquent au Liban pendant cette période, ce qui pourrait faire rentrer près d’un milliard de dollars dans l’économie.
• Le fait que les salaires des fonctionnaires, payés en livres, aient récemment été triplés avec l’entrée en vigueur, le 15 novembre dernier, du budget de 2022. Les banques ont été prises d’assaut par des milliers de salariés de la fonction publique venus effectuer des retraits soit directement en livres, soit en dollars, notamment via le mécanisme de la circulaire n° 161.
Épisodes récents
Cette nouvelle période d’affolement du taux fait enfin écho à certains épisodes récents :
• Mi-janvier 2022, le taux de change a perdu près de 10 000 livres en une journée, passant de plus de 33 000 livres pour un dollar à moins de 24 000, après plusieurs jours de fluctuations erratiques. Cette baisse était survenue à un moment où plusieurs signes annonçaient une reprise des réunions du Conseil des ministres, dont le travail avait été suspendu sur fond de tensions politiques. Des sources bancaires contactées à l’époque l’avaient elles attribuée à une injection importante de dollars sur le marché par la BDL.
• Fin mai, le taux de change a gravi en plus ou moins une semaine plusieurs échelons le séparant de la barre des 40 000 livres pour un dollar avant de retomber tout aussi net en un après-midi, là aussi près de 10 000 livres plus bas. Cette trajectoire s’était inversée peu ou prou au moment où la BDL appelait le secteur bancaire local à ne pas traîner des pieds pour effectuer les opérations de change impliquant le taux de la plateforme Sayrafa.
• Enfin, le 23 octobre dernier, soit un dimanche, le taux de change s’est apprécié de près de 5 000 livres en une journée, peu après s’être soudainement affolé pour passer la barre des 40 000 livres pour la première fois de son histoire. L’ajustement s’est une fois de plus réalisé dans le sillage d’une déclaration du patron de la banque centrale déclarant que l’institution s’apprêtait à arrêter dans les deux jours d’acheter des dollars au taux du marché auprès des sociétés de transfert d’argent, mais qu’elle allait continuer d’en vendre au taux de sa plateforme de change Sayrafa.
Certains agents s’attendent à une prochaine annonce de la BDL, qui vient de prolonger deux de ses mécanismes de contournement des restrictions bancaires (les circulaires n° 151 et n° 161). Mais il n’est cependant pas acquis que le gouverneur puisse réellement peser autrement qu’en déversant d’importantes quantités de dollars sur le marché. Un levier dont l’utilisation est aujourd’hui limitée par le faible niveau des réserves de devises du pays : 10,22 milliards de dollars le 15 décembre selon les dernier chiffres officiels, sans compter les 5,03 milliards d’eurobonds (les titres de dette en devises) ni les 16,4 milliards de dollars d’or.
Le taux de change sur le marché libre, qui regroupe aussi bien les agents illégaux que ceux qui sont autorisés par la Banque du Liban, est entré dans une nouvelle phase de turbulences cette semaine. Passant respectivement les barres record des 44 000, 45 000, puis 46 000 livres pour un dollar entre dimanche et hier, le billet vert a progressé autant en trois jours que pendant les 10 jours...
commentaires (4)
Selon un député du CPL, un érudit, à écrit sur Twitter, que c'est la faute des révolutionnaires de 17 Octobre 2019. Ils se sont enrichis en jouant avec le taux du dollar américain, en provoquant la situation économique et sociale actuelle du Liban! #GhassanAtallah!
Marwan Takchi
16 h 46, le 22 décembre 2022