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Culture - Documentaire

La littérature et le cinéma peuvent-ils encore rendre compte de la tragédie de la guerre ?

Projeté au festival international de Marrakech, le documentaire de Rania Stephan « Le champ des mots : conversations avec Samar Yazbek » est un témoignage bouleversant sur la violence de la guerre et la difficulté de l’exprimer à travers l’art.

La littérature et le cinéma peuvent-ils encore rendre compte de la tragédie de la guerre ?

La réalisatrice libanaise Rania Stephan et l’écrivaine activiste syrienne Samar Yazbek en conversation autour de la tragédie et de son mode d’expression. Photo DR

Le titre du film de Rania Stephan qui a obtenu le premier prix de la Villa Médicis à Rome et qui a été projeté dans la section le 11e continent dans le cadre du Festival international du film de Marrakech, est comme un miroir à trois faces. En français, le film a pour titre le Champ des mots : conversations avec Samar Yazbek ; en anglais, il s’intitule In fields of words: Conversations with Samar Yazbek. Pour la langue arabe, c’est As-sahl al-mumtanih. « Si les deux premiers évoquent plus la notion de champ, explique la réalisatrice libanaise, à comprendre comme un champ de bataille – puisque la vraie bataille de Samar Yazbek, écrivaine syrienne en exil, réside dans ses mots – ou comme le champ que l’on cultive, le troisième en arabe parle de la difficulté à filmer une conversation qui semble pourtant facile de prime abord. » « Quand le projet a commencé, poursuit Rania Stephan, j’avais lu un texte de Samar et la force du visuel des mots m’a frappée. Elle écrit comme j’aurais aimé écrire. D’une manière cinématographique. Quelques mois plus tard, je l’ai rencontrée à Paris et on s’est rapprochées l’une de l’autre. En 2013, lors d’une biennale organisée par Ashkal Alwan, j’ai eu un entretien d’une demi-heure avec elle, qui a mené par la suite à des conversations filmiques qui ont duré plus de 7 ans de 2013 à 2019. »

Rania Stephan : « Je voulais ainsi montrer dans le film comment Samar Yazbek a absorbé la tragédie syrienne dans son corps ». Photo DR

Son visage, le paysage de la guerre

Le projet a donc commencé par le désir d’une réalisatrice libanaise d’entreprendre une conversation avec une écrivaine activiste syrienne, pour accompagner les événements en Syrie et faire écho avec le Liban. Quand le conflit syrien a pris un visage confessionnel, Samar Yazbek, qui avait quitté la Syrie en juillet 2011 et faisait des incursions dans le Nord pour fonder une association de femmes dans les zones libérées, n’a plus pu rentrer dans son pays natal. La grande histoire et l’ampleur des événements ont alors totalement chamboulé les plans de Rania Stephan. Le film a ainsi trébuché sur des écueils. « La situation était devenue tellement tragique que Samar était incapable d’exprimer quoi que ce soit, témoigne la réalisatrice. Elle avait laissé tomber l’écriture de fiction et s’était jetée corps et âme dans l’activisme. Par conséquent, nous n’avons plus eu de régularité dans nos conversations et le film s’est arrêté net. » Mais il a repris… autrement. L’axe du film n’était plus le témoignage chronologique des événements de la guerre en Syrie. L’enjeu était devenu différent : la littérature et le cinéma sont-ils à la hauteur de la violence et de la tragédie de la guerre ? Et comment les mots pouvaient-ils être exprimés devant ces horreurs-là ?

se demandait Rania Stephan. « Il fallait essayer de trouver une manière de réfléchir à ces questions et montrer en parallèle le travail d’un écrivain en exil à travers sa subjectivité et mettre également le spectateur dans un rapport au texte. Celui-ci peut le lire, l’écouter ou entendre l’écrivaine en parler. » Rania Stephan suivait Samar Yazbek dans ses interventions publiques, dans les colloques, les débats et les foires de livres. « Je voulais ainsi montrer dans le film comment Samar a absorbé la tragédie syrienne dans son corps », indique l’artiste. C’est son visage qui est le paysage de la guerre plus que des images spectaculaires que j’ai utilisées dans le film avec sobriété. De 2014 à 2019, on voit combien elle a changé et comment la tragédie a complètement été intégrée dans son corps. Les mots font pâle figure devant cela. D’ailleurs dans un texte de son livre, elle dit combien la littérature est en deçà de la tragédie, plus violente et plus forte que ce que les mots peuvent décrire.

Mots et sons deviennent des images

Au début du film, Samar Yazbek avoue vouloir produire des images. Comme si elle colorait la vie avec les mots. Rania Stephan va rebondir avec cette idée-là pour être en écho avec sa manière de travailler. Elle joue avec les couleurs mais aussi avec les lettres et les mots qui deviennent soudain des images. « J’ai beaucoup exploré le grading (la colorisation de l’image). Je voulais mettre le spectateur dans différents registres par rapport au mot écrit, à l’image et même au son. Et montrer en outre, comment cet écrivain exilé peut-il s’exprimer et se faire comprendre avec toujours un intermédiaire face à lui. »

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Quand Rania Stephan voit les rushs pendant les six mois de confinement, elle se rend compte que le matériau est très hétérogène. « J’ai essayé de voir la force qui traverse ce matériau-là et j’ai trouvé que c’était son rapport à la langue. Samar va parfois utiliser des mots et parfois se taire. Pour moi, Samar Yazbek, romancière et journaliste, détenue par les moukhabarat syriens un jour et devenue par la suite réfugiée politique en France est une « persona » qui s’est construite en construisant des souvenirs. Elle a fabriqué ses propres images par des mots car le souvenir est toujours subjectif. L’écrivaine pense que tous les intellectuels, journalistes et écrivains ont un devoir moral, un devoir de mémoire, pour les victimes civiles du conflit ». Pour cela, la réalisatrice libanaise n’a pas voulu illustrer ce qu’elle dit par des images, mais entrer en résonance en donnant une vie aux mots, en les coloriant. Les quelques images qu’elle choisit de la guerre sont celles qui l’ont marquée elle aussi. De plus, elle a réuni toutes les archives de la romancière, des textes de ses livres, notamment les Portes du néant (Ed. Stock, 2016) et Woman at a Crossfire (Haus Publishing, 2012 ) et tous ces éléments sont devenus le matériau du film. « J’ai essayé également de rentrer un peu dans sa tête pour voir comment elle réfléchit. Et cette forme-là, cette composition est apparue. »

Rania Stephan est une chef d’orchestre. Durant dix ans, elle a filmé, monté, fabriqué le son à partir d’un corpus de musique de femmes pionnières de la musique électronique qui ont travaillé à l’ère intermédiaire entre le digital et l’électronique. Un travail laborieux autoproduit, récompensé par une bourse de AFAC à la postproduction puis par ce prestigieux prix du meilleur film à la Villa Médicis à Rome. « Une surprise pour moi car j’étais sélectionnée parmi douze films de renommée internationale », jubile la lauréate. Ce qui a propulsé le film à Doc Lisboa à Lisbonne puis à Marrakech et bientôt à Beaubourg en janvier, à Londres, puis à New York. Durant 70 minutes, Rania Stephan nous invite à être dans la tête, dans le regard de Samar Yazbek (toujours à la bonne distance de la caméra), dans cette œuvre bouleversante qui interpelle tous les sens et qu’on quitte, certainement, transformés.

https://www.youtube.com/watch ? v=Q_ceAK5VGus&t=3s

Le titre du film de Rania Stephan qui a obtenu le premier prix de la Villa Médicis à Rome et qui a été projeté dans la section le 11e continent dans le cadre du Festival international du film de Marrakech, est comme un miroir à trois faces. En français, le film a pour titre le Champ des mots : conversations avec Samar Yazbek ; en anglais, il s’intitule In fields of words:...
commentaires (2)

""La littérature et le cinéma peuvent-ils encore rendre compte de la tragédie de la guerre ?"" La réponse : NON Pourquoi NON ? Une citation très pertinente pour résumer le propos : ""Aucun livre ne sera à la hauteur du vrai jeu de pouvoir"" ! Dixit Guiliano da Empoli. J’ajoute aucun film. Quand on pense que la tragédie, dont l’enjeu est la partition de la Syrie est également un conflit d’ambition, par le maintien coûte que coûte d’un président au pouvoir. ""La bataille des mots"" (sic, dans l’article) , je veux bien les lire, mais par quel mot d’ordre des millions de réfugiés syriens, et avant eux des Libanais, des Palestiniens retourneront dans leurs foyers ? C’est NON, parce que les réflexions a postériori sont rarement intelligibles. Alors on vient nous parler de ""devoir de mémoire"" , emprunté à quelques philosophes, quand on connait notre rapport, nous les Arabes, à la mémoire. Tout cela c’est du : (السهل الممتنع ) facile à lire, à regarder confortablement assis dans son fauteuil, mais insupportable à vivre dans l’épreuve, et l'impossibilité de se rendre compte.

NABIL

12 h 21, le 08 décembre 2022

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Commentaires (2)

  • ""La littérature et le cinéma peuvent-ils encore rendre compte de la tragédie de la guerre ?"" La réponse : NON Pourquoi NON ? Une citation très pertinente pour résumer le propos : ""Aucun livre ne sera à la hauteur du vrai jeu de pouvoir"" ! Dixit Guiliano da Empoli. J’ajoute aucun film. Quand on pense que la tragédie, dont l’enjeu est la partition de la Syrie est également un conflit d’ambition, par le maintien coûte que coûte d’un président au pouvoir. ""La bataille des mots"" (sic, dans l’article) , je veux bien les lire, mais par quel mot d’ordre des millions de réfugiés syriens, et avant eux des Libanais, des Palestiniens retourneront dans leurs foyers ? C’est NON, parce que les réflexions a postériori sont rarement intelligibles. Alors on vient nous parler de ""devoir de mémoire"" , emprunté à quelques philosophes, quand on connait notre rapport, nous les Arabes, à la mémoire. Tout cela c’est du : (السهل الممتنع ) facile à lire, à regarder confortablement assis dans son fauteuil, mais insupportable à vivre dans l’épreuve, et l'impossibilité de se rendre compte.

    NABIL

    12 h 21, le 08 décembre 2022

  • J ai vu ce film remarquable quia coûté plusieurs années de travail et il mérite tous les prix . Merci à Colette pour une excellente analyse Leila S

    Chahid Leila

    09 h 03, le 08 décembre 2022

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