Aujourd’hui, engluée sous ma couette comme une huître, enfouie moi-même dans le gouffre de la dépression, je décide justement de parler de ce sujet tabou sur lequel on a peine à définir le sens : la dépression. Je parle de ce sujet car je veux faire la lumière sur une maladie qui est invisible pour les yeux, une maladie qui enferme la victime dans l’enfer de la solitude par crainte d’être perçue comme un « fardeau », et cela bien sûr à cause des attentes que la société impose sur l’individu. Je dis alors à tous ces êtres qui souffrent de cette maladie ravageante que vous n’êtes jamais seuls, que la dépression peut toucher n’importe quel individu, comme ça, le frapper au détour d’une rue en un jour ordinaire de printemps et de soleil, qu’elle touche toutes les personnes de tout âge, peu importe l’origine, le sexe, l’histoire, bref, elle n’épargne personne.
La dépression ne se réduit ni à un « trouble de l’humeur » ni à une « tristesse prolongée ». La dépression, c’est avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. C’est être coincé dans un labyrinthe indéchiffrable de Dédale, d’où même le fil d’Ariane ne pourra nous en sortir. C’est avoir un malaise intérieur qui ne se traduit simplement pas en mots et qui ne peut s’expliquer aux autres. C’est tout perdre – ses habitudes, ses intérêts, ses proches, ses passions, son sommeil, ses jours, son temps, sa raison d’être, son goût de vivre – mais la pire des pertes, c’est celle de soi-même. C’est ne plus concevoir le soleil, ne plus différencier le jour de la nuit, ne plus contempler l’heure qu’il est, car tous les jours sont exactement les mêmes. C’est être sous une chape de plomb. C’est être hypersensible et avoir la sensibilité incrustée sur sa peau, c’est se mettre en colère si quelqu’un nous dit « bonjour » ou s’il nous demande si tout va bien. C’est sentir mille émotions à la fois, mais être aussi engourdi et desséché d’émotions.
C’est vouloir s’en sortir mais être désormais trop habitué à la pénombre. C’est vouloir répondre aux messages des autres, mais avoir le désir de rester seul et de sombrer dans la solitude. C’est vouloir manger mais ne pas avoir l’appétit, c’est la perte de poids involontaire. C’est avoir des nuits blanches et dormir pendant la journée pour échapper à la lumière. C’est les nuits d’insomnie à cause de l’anxiété et de l’angoisse accumulées, des nuits où l’œil ne peut effleurer le goût du sommeil. C’est ne plus répondre à ses courriers et avoir sa boîte de messagerie débordée de messages non répondus. C’est des dizaines d’appels en absence et un tas de messages. C’est être humain sans se sentir humain, avoir un cœur sans sentir ses battements, c’est sentir qu’on n’est plus vivant, que cette vie n’est pas faite pour nous. C’est l’envie inconnue et inaccessible de rire follement, sans interruption, d’effleurer, ne serait-ce que pour une seconde, un bonheur mordoré. C’est regarder les autres en besogne avancer dans la vie, faire des tâches simples qui nous paraissent impossibles, alors qu’on plonge sans cesse dans un gouffre sans fond. C’est émettre un effort herculéen pour se lever ou pour faire son lit. C’est débarquer dans la vie avec un sourire alors que le cœur est en flammes. C’est vivre dans un corps qui se bat à chaque instant pour respirer, alors que le cœur cherche la mort. C’est des attaques de panique qui nous laissent submergés et émus par leur intensité. C’est rester recroquevillé sous sa couette, dans son lit, à respirer l’ennui, à contempler le plafond, à attendre que le temps passe, que quelque chose se produise, mais en vain, car rien ne s’altère dans ce cocon assombri qui n’a pas de vie. C’est avoir des cicatrices aussi visibles qu’invisibles, c’est avoir des bleus à l’âme, des meurtrissures sur le cœur, c’est sentir une boule descendre dans ses entrailles tellement on ressent les choses intensément. C’est, se trouvant face à ses démons, pleurer sans cesse, pleurer jusqu’à ce que les yeux nous brûlent, jusqu’à ce que les larmes se sèchent et que notre corps soit vidé d’eau. C’est éclater en sanglots en écoutant cette chanson qui nous écrabouille le cœur et qui nous rappelle ces jours où tout allait bien. C’est la résignation officielle d’une vie au visage sombre et dur. C’est une douleur physique qui atteint son paroxysme, qui fait frétiller chaque parcelle du corps, mais aussi une douleur psychique qui brise le cœur en deux, un pincement au cœur. C’est vouloir se retirer de la vie pour de bon, mais ne pas vouloir blesser les autres. C’est voir les autres, de son âge, décider de leur vie, trouver leur passion, leur formation, leurs meilleurs amis, alors qu’on sombre dans le désespoir sans rien savoir, sans aucun plan pour le futur. C’est être tué à petit feu, c’est se noyer dans le lac de ses larmes. C’est être sale pour des jours et parfois pour des semaines, avoir honte de soi-même mais ne pas pouvoir pour autant prendre un simple bain. C’est être coincé dans une solitude qui oblige à penser, qui transforme le cerveau en un moulin. C’est être sans un nuage gris, sous une pluie orageuse, mais ne pas avoir de parapluie ou d’abri. C’est ne pas avoir la motivation de faire les tâches les plus élémentaires : se brosser les dents, les cheveux, se laver le visage, changer ses vêtements. C’est être dans une spirale de désintéressement absolu, de pessimisme, d’isolement, de lassitude et de fatigue, d’apathie et de torpeur. C’est l’impossibilité d’apprécier les petits délices de la vie, de se contenter d’une marche, du soleil, de la beauté de la nature, des arbres, de myosotis, du printemps, des fleurs, de pervenches, des petits miracles de la vie, de quoi que ce soit. C’est oublier de s’hydrater, c’est ne pas avoir l’énergie de faire un repas. C’est le sentiment de soulever un rocher jusqu’au sommet d’une pente et de recommencer cette tâche infiniment, comme le supplice de Sisyphe. Ce n’est pas l’envie de mourir, c’est plutôt l’envie de disparaître jusqu’à ce que les choses puissent reprendre leur cours ordinaire. C’est sentir qu’on est constamment à bout de force, c’est être fatigué pourtant qu’on passe le temps au lit. C’est n’avoir rien à quoi s’accrocher, c’est ne plus avoir de l’espoir, c’est ne pas voir la lumière au bout du tunnel. C’est le sentiment d’être puni pour quelque raison que l’on ignore. C’est la culpabilité intense. C’est sentir que le cœur va s’exploser alors qu’on sent à la fois qu’on est un corps sans cœur. C’est rêver à ce couple insidieux qu’est le bonheur et l’espoir. C’est une voix qui nous chuchote de s’enfermer et de s’engluer au lit, d’abandonner la bataille pour de bon. C’est avoir pour but de boire une goutte d’eau pour la journée. C’est négliger son bien-être, sa santé, sa prise de médicaments. C’est recevoir des remarques d’« aller mieux » ou de « be happy » comme si l’on n’avait jamais pensé à ça auparavant.
La dépression, c’est une maladie qui broie le cœur humain, sauf qu’il est plus facile d’avouer qu’on a mal à la jambe que l’on a mal au cœur. Il est plus facile de dire que notre estomac nous ronge de douleur que de dire que notre cœur est brisé. Il est malheureusement plus facile d’avouer une douleur physique qu’une douleur psychique. Il est donc difficile d’identifier la dépression car quelqu’un peut souffrir en silence et nous tromper par un sourire prétentieux alors qu’il brûle de l’intérieur. Alors oui, c’est elle, la personne au rire d’or et contagieux. La personne qui distribuait des sourires partout où elle partait. C’est elle qui remplissait la chambre de joie par l’écho de son rire, c’est elle qui passe par tout ce chaos. Elle qui a la façade d’un être heureux, complet, silencieux, couronné de succès et de connaissances. Ce sont ces gens-là qui ont le plus besoin d’une main pour les sauver de leur noyade, ce sont ces gens qui souffrent en catimini, ce sont ces gens-là qui ont le plus besoin d’attention, d’amour et de tendresse.
Mais je vous assure que si le bonheur vous a déjà visités, ne serait-ce qu’une fois, ne serait-ce que pour une seule seconde, alors il est tout à fait possible de se débarrasser de ce micmac et de le retrouver à nouveau. Il est possible que les battements de votre cœur reprennent leur cours ordinaire, ce déséquilibre chimique trouvera finalement son équilibre, ce cerveau trouvera un remède, vous serez rétablis, cela prendra du temps, mais un jour, ça c’est sûr. Et les cicatrices qu’a laissées cette bataille en moi, en vous, seront finalement le rappel qu’on a gagné, qu’on a combattu par-dessus tout.
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