Résumer, en quelques mots, l’homme qu’était Melhem et que j’ai eu le bonheur de côtoyer durant quarante ans de vie commune n’est pas chose aisée. Non seulement en raison de l’émotion qui m’étreint à l’idée de parler de lui au passé, « l’homme qu’était Melhem », mais encore en raison de la richesse exceptionnelle de sa personnalité et de la diversité contrastée de son parcours.
Sur ses photos d’enfant, c’est déjà la curiosité que l’on voit dans le regard, ouvert sur le monde, de ses beaux yeux noisette. Curiosité pour les gens, pour leur manière d’être et de vivre. Curiosité pour les lieux, leurs rites et leurs traditions. Curiosité pour l’histoire, pour le passé des peuples et leur présent. Curiosité pour les faits et les événements de sa ville natale, Zahlé, de son pays et de toutes les cultures du monde. Déjà, un regard de sociologue, en somme ! C’est que Melhem s’intéressait à tout, s’interrogeait sur tout et pouvait tout expliquer, un peu à l’image de ce que le XVIIe siècle français appelait « l’honnête homme », selon les mots de son ami Antoine Courban. Il réussissait toutefois, par un talent qui lui était propre, à éviter le piège redouté du touche-à-tout superficiel ou, à l’inverse, celui de l’érudit faisant étalage de son savoir.
C’est qu’il était non seulement un « décrypteur », comme l’a si justement décrit Alexandre Najjar, mais encore un synthétiseur. Le Larousse définit le synthétiseur comme un système permettant de réaliser la synthèse des sons ou des paroles. C’est exactement cette aptitude-là que Melhem possédait : celle de découvrir des correspondances improbables entre des faits très ordinaires, voire banals, et des concepts intellectuels pointus, et de pouvoir, par une analyse créative inédite, construire, sur cette base, une théorie ayant, une fois exposée, la force de l’évidence !
Parler de Melhem l’homme implique aussi de ne pas passer sous silence un parcours de vie pour le moins contrasté. Jeune, sa générosité naturelle l’avait rendu sensible au problème de la pauvreté et à la cause palestinienne. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, « cet ex-soixante-huitard », comme l’a décrit Anne-Marie el-Hage, s’était alors engagé, dans le cadre de la gauche, dans ces combats-là, rapidement dévoyés et étouffés par l’éclatement de la guerre du Liban en avril 1975 et les nombreux bouleversements qui l’ont suivie.
Son honnêteté foncière et la lucidité de son analyse lui font alors dépasser le cadre du Liban pour l’étude des facteurs arabes et régionaux de la crise. Le titre de sa thèse, soutenue à Paris en 1978, à lui seul résume tout Melhem : « Ethno-stratégie dans le golfe Arabo-Persique ». L’idée d’étudier la stratégie dans une perspective ethnologique est innovante, surtout pour l’époque – et peut-être même actuellement –, et perspicace ; il en avait tiré les leçons politiques qui s’imposaient.
C’est à la société libanaise qu’il consacrera désormais la majorité de ses recherches, avec des formules pour la caractériser qui feront date. Ainsi la métaphore avec laquelle il débutait ses cours à l’université : « Le Liban, croissant au thym », ou « croissant bi zaatar », synthèse de l’Orient et de l’Occident. Or, comme disait Michel Chiha, « Orient et Occident, cela fait-il deux humanités distinctes ? » Ou encore : « Le Liban, société de discorde » (« Loubnan, moujtam’aa al-mounakafa », le terme arabe mounakafa, se rapportant à des querelles bien peu idéologiques, est parlant et d’une singulière actualité). Ou encore : « Le Liban, société segmentée et polarisée » – définition dont nous nous sommes inspirés pour l’intitulé du deuxième panel du colloque –, conceptualisée dans la théorie de « l’hybride reproducteur ». Cette dernière qualifie la structure sociale libanaise comme étant rebelle à toute évolution linéaire, parce que n’évoluant pas, en ligne droite, du traditionnel vers le moderne. Fondamentalement composite et hybride, son hybridité serait structurelle et reproductible dans des champs sociaux variés.
Si la boutade très connue de Jean d’Ormesson « À vingt ans, si on n’a pas le cœur à gauche, on n’a pas de cœur. À quarante, si on a toujours le cœur à gauche, on n’a pas de tête » est pertinente, on peut dire de Melhem l’homme qu’il avait réussi à conserver les deux, le cœur et la tête. De ses combats de jeunesse, il avait gardé une éthique personnelle rigoureuse rejetant toute forme de passe-droit ou de compromission. Les mots qui reviennent le plus souvent dans la bouche de ceux qui l’ont côtoyé, c’est le respect de tous, grands et petits, la tolérance à l’égard des faiblesses humaines, une tranquille assurance, la confiance en soi et en les autres et, surtout, la noblesse du cœur et de l’esprit. En cela, il appliquait, de manière tout à fait naturelle, le mot de Laure Moghaizel : « Il faut se garder du péché mortel de petitesse. »
Si l’absence physique de Melhem se fait cruellement sentir, nous osons penser qu’il vit à travers ses écrits et ses mots et qu’il vivra encore longtemps dans le paysage culturel de notre pays.
Sur un plan plus personnel, j’ose aussi espérer que son cœur continue de battre en même temps que le mien et que nous continuons, au même rythme, à égrener le temps, symbolisé par nos deux montres que je porte toujours à mon poignet.
Selon l’Épître de saint Jean, « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean, 12, 24). Que ce grain porte des fruits. En abondance.
Nada NASSAR CHAOUL
Note : texte tiré de la communication au colloque en hommage au professeur Melhem Chaoul à l’institut des sciences politiques de l’USJ, le 28 octobre 2022.
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