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Culture - Entretien

S’adapter à l’inadapté fait-il de nous un être inadapté ?

Invitée au festival Beyrouth Livres, Clara Dupont-Monod discute avec « L’OLJ » de son roman qui lui a valu tant de prix en 2021 : le Goncourt des lycéens, le Choix Goncourt de l’Orient, le prix Femina et le prix Landerneau des lecteurs.

S’adapter à l’inadapté fait-il de nous un être inadapté ?

Clara Dupont-Monod : « Un enfant handicapé apporte beaucoup à son entourage. » Photo Creative Commons

« Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. » Voilà l’incipit du roman S’adapter (éditions Stock) de Clara Dupont-Monod, narré par les pierres du village, un peu à la manière d’un conte : « Un jour, dans une forêt, est née une princesse. » C’est l’histoire de la naissance d’un enfant handicapé vue par sa fratrie, d’un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place et du bouleversement qu’il provoque au sein de la famille. Un enfant qui restera pour toujours un bébé et « une famille qui fait avec et par contre », comme le dit si bien Clara Dupont Monod. Trois récits parallèles et les liens qui se tissent entre les récits, avec des tonalités affectives très diverses et des émotions très différentes. Rencontre avec son auteure.

Pourquoi avoir construit le roman en trois parties parallèles avec, dans chaque partie, le point de vue d’un membre de la fratrie plutôt qu’imbriqués les uns dans les autres au fil de l’évolution de l’histoire ?

À la base, je voulais écrire un roman sur la fratrie et pas du tout sur le handicap. Alors que nous avons souvent la version des parents qui racontent les enfants ou inversement, le thème de la fratrie est très peu exploité en littérature. Ce qui est magnifique dans la fratrie, c’est que lorsque vous écoutez des frères et des sœurs discuter d’un seul et même événement qui s’est produit, ce n’est jamais la même version selon la place de chacun, ils ne le vivent pas de la même façon. La place dans la fratrie vous définit, le rapport aux parents est différent car ceux-là n’élèvent pas de la même façon selon que vous êtes un aîné, un dernier ou un cadet coincé entre deux. Cela peut créer des tensions, des différences de perception mais aussi des liens. Pour un romancier, c’est une mine. La fratrie est un organisme vivant qui est capable de plasticité. Au gré des événements de la vie, elle est capable de se réinventer, pour s’adapter mais demeure un organisme inamovible. Je pense qu’une fratrie ne bouge jamais, ce qui nous renvoie aux pierres…

Les pierres, justement... D’où vous est venue l’idée de les faire parler ? Comme il s’agit d’émotions et que la cadette est très dure par rapport à son frère handicapé, est-ce que vous avez pensé à la symbolique de la pierre : sa dureté, sa résistance, comme la dureté de cœur ou la résistance face au handicap ?

J’avoue que je n’ai pas pensé à cela mais plutôt à une autre symbolique. Dans les Cévennes, nous avons des murs de pierres sèches qui ne sont retenus par aucun ciment, ni aucun liant, elles se soutiennent les unes les autres tout comme dans une fratrie. Et au Moyen Âge, on aime animer l’inanimé, on donne des prénoms aux épées (l’épée de Charlemagne s’appelle « Joyeuse ») et aux cloches parce qu’elles dictent le temps. J’ai grandi parmi les pierres, j’ai une familiarité avec l’univers minéral. Convoquer les pierres était pour moi comme passer un coup de fil à de vieilles copines. Ce n’était pas dans le but d’une performance narrative. Les pierres ont toujours été au service de l’humain, du pire comme du meilleur, du pire car elles peuvent servir de projectiles et du meilleur car elles vous protègent. Et puis, il y a cet aspect vieille compagne de l’espèce humaine et témoin du temps qui passe. Ne dit-on pas : « Ah si seulement les pierres pouvaient parler… »

Pourquoi les trois personnages de votre roman n’ont-ils pas de prénoms et sont désignés par l’aîné, la cadette et le dernier ?

Pour faire un équilibre. Lorsque j’ai eu l’idée de ce roman, mon éditeur m’avait attiré l’attention sur le nombre de singularité qu’il comprenait, tout était particulier : l’histoire d’un enfant handicapé racontée par une fratrie le tout relaté par les pierres et tout ça dans une particularité géographique qui sont les Cévennes. C’était un mille feuilles de particularités. Alors pour contrebalancer toutes ces spécificités et faire un équilibre, j’ai créé quelque chose de plus universel, de l’ordre de la page blanche. Par ailleurs, la première phrase est comme dans un conte : « Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. » Le fait de ne pas dater, de ne pas topographier et de ne pas choisir des prénoms aidait à universaliser l’histoire.

Les rôles de l’aîné et de la cadette sont plutôt clairs, mais qu’en est-il du puîné ?

On va toujours vers ce qui nous fait du bien. L’aîné est un grand solitaire, il est dans l’inquiétude et dans l’intranquillité. À partir du moment où l’enfant est dénué de malveillance et calme, l’aîné est apaisé, il est heureux. Les grands lieux de fratrie, ce sont les tempéraments de complémentarité. L’aîné, avec son côté chevalier face à l’injustice, trouve près de son frère sa vraie place. Ce qui est phénoménal, c’est que cette place est déterminée par un enfant qui ne pouvait même pas voir et voilà le paradoxe. Quand on pense qu’un être privé de capacités va tout faire voler en éclat, redistribuer toutes les cartes, et offrir à chacun la plus grande épreuve dans la vie qui le formera. Le dernier a une question en forme de vertige ; et s’il n’était pas mort, est-ce que j’aurais été là ? Et cela nous ramène à la grande question : comment vit-on après un mort ?

Le petit ne se révolte pas mais décide de vivre avec ce fantôme. C’est comme vivre avec les absents pour un laps de temps. C’est un chemin où ils nous escortent et puis, le moment venu, ils s’effacent.

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Vous avez déclaré dans des entrevues que cette histoire est tirée de votre histoire personnelle. Entre la réalité (la vôtre) et la fiction (le livre), avez-vous enjolivé (comme vous auriez aimé que cela se passe dans votre enfance) ou au contraire, avez-vous multiplié les difficultés ? Quel genre de fratrie avez-vous expérimenté et vécu avec les vôtres ?

Je suis l’aînée mais je suis passée avec mon frère handicapé par toutes les étapes, car, contrairement au livre, dans la vraie vie, ce n’est pas si compartimenté, tout était mélangé, c’est donc un autoportrait, car j’ai été les trois caractères. Certains caractères sont le fruit de mon imagination. J’ai un peu forcé sur le personnage de la grand-mère que tout le monde aurait voulu avoir, avec sa coquetterie (un kimono en soie dans les Cévennes...). L’arrivée du dernier après la mort du frère handicapé n’est pas conforme non plus à la réalité. Ma petite sœur avait 4 ans quand notre frère est mort, alors j’ai voulu exploiter la difficulté de vivre avec le fantôme de quelqu’un.

L’expérience vous a grandi et votre roman est venu rendre compte...

Un enfant handicapé apporte beaucoup à son entourage. Je me suis toujours demandé pourquoi la société mettait à l’écart les gens différents, quand je vois la richesse que c’est. Le temps passant, l’expérience m’a rendue tolérante, infiniment plus riche, le rapport au corps, à la norme, le fait de ne pas juger et la familiarité avec la différence vous grandit. Si la société les intégrait depuis tout petits plutôt que de les ostraciser, s’ils avaient une vraie place, le regard sur eux serait beaucoup plus souple. Et à bien y réfléchir, qui sait si, pour eux, nous ne sommes pas, nous, les différents ?

« Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. » Voilà l’incipit du roman S’adapter (éditions Stock) de Clara Dupont-Monod, narré par les pierres du village, un peu à la manière d’un conte : « Un jour, dans une forêt, est née une princesse. » C’est l’histoire de la naissance d’un enfant handicapé vue par sa fratrie, d’un enfant...

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