Critiques littéraires

Bessis au miroir d'Arendt

On devrait toujours écrire aux grands auteurs que l’on aime. Même s’ils ne sont plus de ce monde, s’entretenir avec eux et leur poser des questions est une manière de trouver des réponses à ce que l’on cherche. L’historienne et journaliste franco-tunisienne, Sophie Bessis, spécialiste des relations Nord-Sud et de la condition des femmes dans le monde arabe, le fait en s’adressant à Hannah Arendt. C’est un exercice à la fois d’admiration et de réflexion. Elle se dit poussée à le faire « par sa part juive » et « sa part européenne ». Les raisons ne manquent pas : la philosophe a vécu nombre des grandes tragédies du XXe siècle dont elle a tenté d’expliquer les causes et les manifestations. Une expérience qui l’a conduite à s’intéresser à la genèse du sionisme et à la création de l’État d’Israël ainsi qu’à son destin nationaliste si particulier.

Avec Hanna Arendt, l’historienne partage beaucoup de points communs, à commencer par leur judaïté, qui vaut à l’une comme à l’autre « d’être des ‘‘autres’’ aux yeux du grand nombre », leur antisionisme, leur souhait de voir la paix entre juifs et Arabes s’imposer, et leur crainte du nationalisme, dont la philosophe, souvent visionnaire, avait d’ailleurs prévu qu’il s’impose dans l’État hébreu. Autre singularité qui leur est commune, l’une et l’autre n’aiment « aucun peuple » mais seulement « des gens et des lieux ».

Le propos de Sophie Bessis est d’abord d’évoquer avec Hanna Arendt ces deux nationalismes concurrents et qui se nourrissent mutuellement de leur haine réciproque, celui d’Israël et celui du monde arabe, et dont elle écrit qu’ils portent en eux « à un degré incandescent tous les maux de l’enfermement sur soi et du refus de vivre avec l’Autre ». « Et je pense avec vous, ajoute-t-elle, que tout nationalisme doit être combattu, celui des oppresseurs comme celui des oppressés, lesquels seraient mieux avisés de se battre pour leur liberté avec des armes capables d’ouvrir des horizons plutôt que de verrouiller l’avenir ».

C’est avec le nationalisme d’Israël que l’historienne est la plus cinglante : « Vous ne connaissez pas Benyamin Netanyahou, ce disciple du révisionnisme sioniste que vous avez ardemment dénoncé. Ce que vous dites des artisans de Jabotinsky, dont il se réclame, s’applique parfaitement à lui : la priorité de ce courant, désormais majoritaire, accorde à l’expansion territoriale par n’importe quel moyen et à l’ancrage exclusif à l’Occident, conduit son chef à tout oser, même l’invraisemblable ».

« Il est plus que jamais nécessaire, conclut Sophie Bessis, de trouver les voies d’un universel plus large, plus généreux, plus humain en sorte, que l’universalisme dont l’Occident s’est trop souvent servi pour rendre présentable ses entreprises de domination ». C’est un beau rêve, mais aussi un vœu pieux, car à l’heure où la Russie envahit l’Ukraine, la Chine devient un cauchemar orwelien, l’Inde s’ancre dans la version hindoue du fascisme, les populismes menacent l’Europe, l’urgence n’est-elle pas davantage de sauver ce qui peut encore l’être, soit ce même universalisme si imparfait soit-il ?


Je vous écris d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt de Sophie Bessis, éditions Elyzad, 2021, 90 p.

Sophie Bessis au Festival :

Débat « Où en est le combat pour le droit des femmes ? » avec Lise Gauvin, Sophie Bessis et Fatoumata Ki-Zerbo présenté par Joelle Hajjar, jeudi 27 octobre de 12h à 13h30 (Théâtre Gulbenkian, Lebanese American University).

Un café avec Sophie Bessis et Dominique Eddé autour de l’altérité, présenté par Joelle Hajjar, samedi 29 octobre à 19h15 (Café des Lettres).

On devrait toujours écrire aux grands auteurs que l’on aime. Même s’ils ne sont plus de ce monde, s’entretenir avec eux et leur poser des questions est une manière de trouver des réponses à ce que l’on cherche. L’historienne et journaliste franco-tunisienne, Sophie Bessis, spécialiste des relations Nord-Sud et de la condition des femmes dans le monde arabe, le fait en...

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