Non seulement le Parlement libanais a adopté le budget 2022 fin septembre, plus de neuf mois après l’échéance constitutionnelle, mais le texte a été approuvé sans que les députés ne disposent d’éléments de perspective essentiels – comme par exemple un cadre macroéconomique – rendant l’exercice dépourvu de sens.
Le budget 2022 présente en effet de nombreuses lacunes. Les premiers projets de lois envoyés par le gouvernement pour approbation étaient incomplets, et lorsqu’un projet « complet » l’a finalement été, de nombreux chiffres manquaient, forçant le report de plusieurs sessions législatives.
Le texte contient de multiples taux de change pour la collecte des impôts, ce qui est illégal, tandis que les impôts sont effectivement calculés en devises à un taux de change déterminé chaque mois par le ministre des Finances et le gouverneur de la banque centrale, ce qui prive le Parlement de sa prérogative en matière de prélèvement fiscal. Le budget alloue 17 % des dépenses au titre des imprévus, ce qui dénote une mauvaise affectation des ressources, d’autant plus qu’il ne couvre que les trois mois restants de l’année. Enfin, mais ce n’est pas exhaustif, certains postes de recettes des ministères des Travaux publics et des Télécommunications ne sont même pas comptabilisés, tandis que le ministre de l’Énergie et de l’Eau ne savait pas que 5 milliards de livres libanaises étaient allouées à son administration. Ces mauvaises pratiques sont symptomatiques d’un problème plus profond concernant le rôle et les responsabilités des institutions publiques chargées de préparer, d’approuver, d’exécuter et d’évaluer le budget. En définitive, la loi de finances n’est pas un outil comptable. C’est un document politique qui énonce les priorités du gouvernement et les moyens de les financer. Par conséquent, tout budget doit être élaboré et approuvé dans le cadre d’un processus dans lequel l’ensemble des acteurs-clés interagissent et prennent des décisions conformément à des règles et règlements spécifiques.Depuis de nombreuses années, la classe politique s’efforce de détourner ce processus par lequel elle subvertit les institutions et impose son hégémonie sur les ressources de l’État. À cette fin, les politiciens ont utilisé trois stratégies.
Premièrement, armés de l’accord de Taëf, qui a redistribué le pouvoir exécutif du président au Conseil des ministres (où tous les chefs confessionnels ont réservé leurs sièges), ils ont alloué les ressources et les rentes de l’État à eux-mêmes et à leurs réseaux. Deuxièmement, alors que la confessionnalisation de la politique est souvent rendue responsable de la dérive précédente, cette redistribution dépasse le cadre confessionnel pour servir également leurs partenaires commerciaux et économiques, en grande partie aux dépens des segments les plus pauvres de la population. Troisièmement, pour s’assurer que les stratégies ci-dessus fonctionnent efficacement, les dirigeants politiques sapent toutes les institutions étatiques qui pourraient les tenir responsables.
Clientélisme confessionnel
La répartition des ressources entre les leaders politiques prend de nombreuses formes dans le cadre du confessionnalisme politique libanais. Tout d’abord, si l’on examine les dépenses budgétaires des 30 dernières années, on constate que les employés du secteur public ont systématiquement absorbé 30 % des dépenses. C’est le résultat du fait que les partis au pouvoir recrutent principalement leurs partisans dans la bureaucratie. En plus de l’achat de la loyauté de partisans via la fourniture de postes au sein de l’administration, les hauts fonctionnaires sont censés fournir ou siphonner des ressources publiques pour les circonscriptions des zaïms en cas de besoin. Une deuxième forme de distribution s’effectue par le biais de fonds extrabudgétaires contrôlés par les dirigeants politiques, comme c’est le cas pour les nombreuses « Caisses » (du Sud, des déplacés etc.) et du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), dans le cadre desquels les ressources sont allouées à la discrétion des partis contrôlant directement ou indirectement l’institution. Les arbitrages en termes d’investissements publics dépendent davantage de l’« équité » dans le partage confessionnel que des besoins ou des priorités en matière de développement. Le troisième canal de distribution de ce type comprend les ONG qui bénéficient d’un financement de l’État par le biais du ministère des Affaires sociales et sont choisies – et fournissent des services – sur une base confessionnelle.
Système fiscal défaillant
En examinant de plus près les composantes du budget 2022, nous constatons par ailleurs que les politiques fiscales ont été conçues pour consolider les avantages économiques dans certains secteurs et parmi les couches les plus riches du pays. Alors que 50 % des recettes sont collectées au moyen d’impôts indirects régressifs – par exemple la TVA –, d’autres types d’impôts progressifs, tels que les impôts sur le revenu, les bénéfices et les gains en capital, sont secondaires, tandis qu’un impôt sur la fortune continue d’être rejeté par la classe politique, y compris lors de la dernière session parlementaire.
En plus du système fiscal régressif, les faibles efforts de recouvrement et le manque d’application se traduisent par une évasion fiscale d’environ 5 milliards de dollars par an. Ce système profite à ceux qui ont suffisamment de relations pour échapper au paiement des impôts. L’évasion a été légalisée par des exemptions arbitraires accordées à certaines secteurs ou sociétés sans justification économique. Le nombre de reports d’impôts accordés chaque année par le gouvernement et le Parlement est exemplaire de l’érosion du système de collecte des recettes.
Les gouvernements successifs ont choisi d’emprunter de l’argent plutôt que d’imposer des impôts progressifs pour financer leurs dépenses irresponsables. Par conséquent, les gouvernements ont émis des emprunts à des taux injustifiables en offrant aux détenteurs d’obligations – en particulier les banques et les riches particuliers – des rendements mirobolants, ce qui a conduit à une concentration extrême de la richesse par le biais d’une distribution socialement régressive. Les paiements d’intérêts sur la dette, qui ont totalisé environ 86 milliards de dollars de 1992 à 2019, ont principalement profité à la classe capitaliste résidente et non résidente au sein du système financier du pays. Le gouvernement a même exempté les détenteurs d’eurobonds d’impôts sur les intérêts qu’ils ont perçus. Sur le plan social, la plus grande dépense sociale du pays a été consacrée aux subventions, notamment aux prix de l’électricité par le biais de la subvention des prix des carburants. En plus de mener le secteur de l’électricité à sa perte, ces subventions ont bénéficié de manière disproportionnée aux gros consommateurs et aux importateurs de carburants, et ont eu très peu d’effets positifs sur le bien-être de la population.
Suppression des mécanismes de contrôle
Ces politiques qui favorisent l’élite confessionnelle et économique du pays sont complétées et aidées par des politiques qui empêchent la responsabilisation dans la gestion des ressources de l’État. La faiblesse du processus de responsabilité budgétaire est illustrée de manière frappante par le fait que le Parlement n’a pas adopté de budget pendant 12 ans, de 2006 à 2017. Les autres années où le pays disposait d’un budget, il a fallu, en moyenne, quatre mois (plus précisément 113 jours) après le délai constitutionnel pour le ratifier. Le Parlement a non seulement abandonné son rôle de surveillance du processus budgétaire, mais il a également normalisé la pratique illégale consistant à ne pas adopter de budget en approuvant environ 700 avances au Trésor de 1992 à 2015 – dont 240 ont été adoptées rien qu’en 2011 et 2012. Le Parlement et son président sont ainsi devenus de facto une composante du pouvoir exécutif, violant ainsi le principe de séparation des pouvoirs.
D’autres organismes de contrôle, comme la Cour des comptes, chargée de vérifier les dépenses du pays, ont été volontairement affaiblis en sapant ses ressources financières et humaines, contrairement aux ministères techniques en sureffectif. La Cour des comptes a également perdu une grande partie de ses prérogatives sur le budget en raison des dépenses extrabudgétaires effectuées par le biais des « Caisses » spéciales et CDR, qui ne font l’objet que d’un suivi postaudit rendu impossible en raison des capacités limitées de la Cour des comptes.
Le budget 2022 n’est que la dernière manifestation d’un processus continu d’évidement du processus budgétaire institutionnel par la classe politique. Ce système affaibli de préservation ne peut pas produire de solutions à la crise actuelle, dans la mesure où c’est ce même système qui se trouve au cœur du drame libanais actuel.
Ce texte est la traduction synthétique d’un article publié en anglais sur le site de The Policy Initiative.
Par Sami ATALLAH
Directeur du laboratoire d’idées libanais The Policy Initiative (TPI).
Par Sami ZOUGHAIB
Économiste et directeur de recherches à TPI.
Really, you just figured it out…….
13 h 59, le 16 octobre 2022