
Esquisse de la basilique de Harissa. Photo archives Noël Abouhamad
La première fois que j’ai entendu parler d’Eugène Freyssinet, c’était la veille même de la rédaction de cet article. Pourtant, Freyssinet fut l’un des plus grands ingénieurs du siècle dernier : il était au béton ce qu’Eiffel était au fer. À la recherche d’une alternative à l’acier coûteux, Freyssinet a inventé, en 1928, le « béton précontraint », une technique révolutionnaire qui allait permettre aux architectes de repousser encore plus loin les limites de la construction, leur permettant de réaliser des portées qui avaient été impensables jusque-là. C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, les ponts les plus audacieux, dotés de tabliers aussi fins qu’interminables, ont été construits à moindre coût et en un temps record. Les bâtiments dotés de toitures monumentales de béton sans piliers se sont multipliés. Économie d’argent et de temps, mais aussi élégance : le béton précontraint n’a que des avantages.
Celui qui m’a parlé de Freyssinet s’appelle Noël Abouhamad. Si vous n’avez jamais entendu parler du premier, vous avez encore moins de chances d’avoir croisé le nom du second. Est-ce la rançon du métier ? Un ingénieur structuriste travaille à l’arrière-plan, si l’on ose dire, en faisant des calculs qui permettront de donner vie aux rêves d’un architecte. C’est très ingrat : les architectes sont les stars quand les ingénieurs sont à peine connus. Sans ces derniers pourtant, aucun bâtiment digne de ce nom ne pourrait voir le jour.
Le pavillon de la Foire de Tripoli en construction. Photo archives Noël Abouhamad
Noël Abouhamad est un homme si modeste que je l’ai côtoyé toute ma vie sans savoir ce qu’il avait réalisé : il fait pourtant partie de ma proche famille. Il a fallu que je tombe sur une photo du fameux centre Sabbagh à Hamra en construction vers la fin des années 1960, avec son nom sur le panneau de chantier, pour que je réalise qu’il avait pris part aux projets les plus emblématiques de l’âge d’or libanais. Modeste, Noël l’est resté jusqu’à ce jour : « Oui, j’ai fait quelques projets », résume-t-il en agitant la main comme s’il s’agissait de broutilles. Ces « quelques projets » sont, en réalité, des dizaines de somptueux « cadeaux de Noël » au Liban moderniste.
Sur les murs de son bureau, Noël a fait encadrer les photos, avec plans et légendes succinctes, de ses plus grands projets. Et c’est très impressionnant. Voici le tout premier, la centrale électrique Camille Chamoun, plus connue sous le nom de centrale de Zouk. Noël raconte : « J’ai décroché mon diplôme de l’ESIB en 1956, l’année du tremblement de terre. Toute ma promotion, dont j’étais major, a été mobilisée pour restaurer les bâtiments détruits. Quelque temps après, j’ai obtenu une bourse pour me spécialiser à Paris dans la technique de mon choix : j’ai choisi le précontraint. »
Le coup de génie sera payant : de retour au Liban, il dispensera les premiers cours de l’ESIB sur cette technique. Repéré par le tout jeune Office de l’Électricité, il est chargé des études pour la construction de la plus grande centrale électrique du pays en un temps record : « Il fallait quatre ans pour la terminer, nous n’en avions que deux. Et le tout avec des hauteurs d’une vingtaine de mètres et des portées similaires. Comment faire ? Cela ne pouvait être réalisé qu’avec le précontraint ! »
Noël Abouhamad ajoute que trois présidents de l’ordre des ingénieurs sont venus assister à la première pose. « Pétro Khoury, le directeur de l’Office, était aussi ingénieur : cela facilitait grandement les choses. L’Office disposait d’une grue immense, qui pouvait soulever 30 tonnes à vingt mètres de hauteur. Les poutres ont été coulées au sol et soulevées avec cette grue. La centrale a été terminée à temps. » Noël Abouhamad n’a alors que 26 ans. Il ajoute aussitôt, comme de peur de s’être trop vanté : « Il ne fallait pas être un héros : j’ai fait les calculs, c’est tout. Le courage, c’est eux qui l’ont eu, pas moi. Il n’y a plus dans l’État des personnes de ce calibre, ou alors ils sont là mais on ne les connaît pas. »
Plan d’exécution de la basilique de Harissa. Photo archives Noël Abouhamad
Des projets emblématiques
Ensuite, les projets s’enchaînent. Après l’immense usine Zaatari à Saïda, la réputation de Noël déborde les frontières : il utilise le précontraint pour un projet de couverture du fleuve Barada à Damas. Il se souvient en souriant : « Une fois les travaux terminés, la municipalité demande un test grandeur nature. Il viendra tout seul : lors d’un coup d’État, les blindés vont rouler sur la structure au-dessus du fleuve, sans problème. Je me suis contenté de prendre des photos pour prouver que le travail était bien fait ! » Durant ces glorieuses années 1960, Noël Abouhamad va travailler sur de nombreux projets, dont le pont de P6 de Maameltein, le stade de la Cité sportive de Jounieh, le ring Fouad Chéhab de Beyrouth, le centre Sabbagh, l’hôpital du Sacré-Cœur, le Collège protestant, le cinéma en forme d’œuf du City Center, les aménagements du fleuve de Beyrouth. Et puis celui qui lui tient le plus à cœur, et dont il admire l’architecture réalisée par son ami Pierre el-Khoury : la basilique de Harissa (1970).
Entre-temps, en 1962, Noël a reçu un appel qu’il n’oubliera pas : celui de Ferdinand Dagher, à l’époque vice-président du Conseil exécutif des grands projets, qui lui parle de la Foire internationale de Tripoli dessinée par Oscar Niemeyer. Il se remémore sa rencontre avec le célébrissime architecte brésilien : « Je m’assois face à lui. Il prend une feuille de papier et dessine une toiture immense, 6 à 700 mètres de long par 45 de large. Cette structure est censée abriter tous les pavillons de la foire. Il me dit : “Voici ce qu’il faut faire.” Dagher me regarde : “On peut le faire ?” Je réponds : “On peut le faire.” » Noël Abouhamad effectue les calculs, Michel Malek exécute. Et c’est rudement bien fait : « Soixante ans après, cela tient toujours, sans entretien. » Il en sera de même pour le restaurant de l’ATCL, une toiture stellaire sans piliers qui n’a pas pris une ride.
Et puis vient la guerre, évidemment tout s’arrête, Noël a une famille, trois enfants en bas âge, des dizaines d’ingénieurs à faire vivre, il faut s’exiler. Après un crochet par Damas, il part pour l’Arabie saoudite, le pays de tous les possibles ; il y fonde une entreprise d’études et d’exécution, Freyssinet Saudi Arabia, employant trois à quatre mille personnes et construisant des projets gigantesques qu’il livre clés en main. Il y passera près de 40 ans, avant de rentrer en 2012 au Liban. Je l’écoute parler, fasciné : cet homme a-t-il donc tout réussi dans sa vie ? Au bout d’un long silence, j’interviens : « Des regrets ? »
Construction de la centrale de Zouk. Photo archives Noël Abouhamad
Noël prend un air pensif, presque grave. Lui qui n’a que des motifs de fierté, une famille heureuse, une carrière exemplaire, commence par éluder la question : « Des regrets ? Aucun. » Mais il ajoute, après réflexion : « Si, j’ai un regret. Celui d’avoir passé quarante ans à l’extérieur du Liban. »
Au moment où je prends congé de lui, Noël déclame une citation de Victor Hugo, comme une ultime et bouleversante leçon de vie de la part d’un des derniers grands bâtisseurs de mon pays : « Non, l’avenir n’est à personne ! Sire, l’avenir est à Dieu ! À chaque fois que l’heure sonne, tout ici-bas nous dit adieu. »
Auteur d’« Avant d’oublier » (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +961/3/685968.
commentaires (8)
1974… Un an avant que le temps ne s’arrête. Usine béton précontraint DARWISH HADDAD à Dora ; Les éléments béton en U du ring Fouad Chéhab sont démoulés pour la première fois des nouveaux coffrages en Polyester armé Fibre de verre. Le bruit des tronçonneuses qui cisaillent les fils d’acier se font encore entendre. M Noël Abouhamad est plus matinal qu’à l’habitude ce jour-là. Le rendu sans défauts de surface et l’aspect extérieur brillant du béton décoffré lui donne satisfaction puisqu’il affiche un sourire malin. Reste encore la rectitude des deux côtés sur leur longueur : le cordeau est tiré entre deux plaques minces de contreplaqué ; une troisième plaque mince au bout des doigts, Maître Noël la promène sur toute la longueur de l’élément, entre le cordeau et la face du béton… Un autre sourire illumine son visage. Il est temps à présent de passer à des projets plus sérieux… prototypes, hélas, qui n’ont pas pu être poursuivis jusqu’à leur phase industrielle et commerciale ; certains de nos compatriotes préféraient le chaos à l’ordre, et le ton est donné en 1975. En effet Sire Abouhamad, l’avenir est à Dieu.
ISSA Antoine
12 h 28, le 03 octobre 2022