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L’incroyable combat de Beethoven contre l’effroyable destin

L’incroyable combat de Beethoven contre l’effroyable destin

Beethoven compose des symphonies, des concertos, des sonates pour piano, des quatuors à cordes, ainsi que de nombreuses autres compositions éclectiques. Photo Wikimedia

Dans les méandres d’une existence, l’infâme destin peut sinistrement se manifester sans crier gare. Durant ces terribles épreuves de la vie, nous pouvons soit sombrer minablement comme un pitoyable ballot apathique, soit triompher glorieusement comme un admirable héros mythique. C’est dans cette dernière perspective que l’incroyable combat de Ludwig van Beethoven (1770-1827) contre l’effroyable destin est un enseignement considérable d’une valeur inestimable.

Dire que la vie n’a pas été facile pour Beethoven est un euphémisme. Il est né à Bonn en décembre 1770 dans une famille aux origines modestes. Le destin ne lui confère pas une enfance sereine et heureuse. Son père, un terne musicien au tempérament irascible, perçoit vite la perspicacité musicale de son fils. Pour lui, elle symbolise une mine d’or qui mérite d’être exploitée le plus rapidement possible. C’est donc pour des raisons purement égocentriques qu’il s’engage à former l’esprit musical du jeune Beethoven dès l’âge de cinq ans. Cependant, son père fait preuve d’une rigueur féroce, voire atroce. Des voisins racontent que le petit garçon pleurait pendant qu’il jouait du clavier, debout sur un tabouret pour atteindre les touches, et que son père le battait à chaque hésitation ou erreur.

Contrairement au jeune Mozart, Beethoven n’est pas un enfant prodige ayant une inclination naturelle et spontanée pour la musique. Son père lui assigne donc plusieurs professeurs pour en faire, bon gré mal gré, un précoce musicien prodige. La mère de Beethoven décède lorsqu’il a 17 ans. Cette perte l’attriste profondément. En outre, il se doit de travailler assidûment pour subvenir aux besoins de sa famille qui est négligée par un père irresponsable et, de surcroît, alcoolique.

À l’âge de 22 ans, Beethoven s’installe définitivement à Vienne, la capitale de la musique occidentale. Il se taille rapidement une solide réputation de pianiste remarquable et d’improvisateur inégalable. De prime abord, la carrière de ce jeune compositeur talentueux s’annonce pleine et sereine. Soudainement, une maladie immonde l’assaille violemment et impitoyablement. Elle prend la forme d’une surdité agressive et progressive. Comble de malheur, cette surdité sordide survient intempestivement lorsque le compositeur n’a que 26 ans, donc à l’aube de son âge productif. Cette infirmité au niveau de l’ouïe est une condamnation ultime pour un compositeur au talent inouï.

En plein désespoir, il décide de dissimuler son infirmité en s’isolant loin des regards malveillants et embarrassants. Lorsque certains lui affichent injustement l’image d’un personnage distant et froid, il déclare amèrement la chose suivante : « Ô hommes qui me jugez ou me déclarez haineux, revêche ou misanthrope, vous ne savez pas la cause secrète de ce qui vous paraît ainsi. » Malgré ce traumatisme dramatique, il fait preuve d’une ferme résolution de vivre pour et à travers sa musique. Dans une lettre adressée le 16 novembre 1801 à son ami d’enfance Wegeler, Beethoven déclare la chose suivante au sujet de sa surdité : « Je veux saisir le destin à la gueule ; il ne réussira pas à me faire courber tout à fait. » Cependant, sa volonté de fer est mise à l’épreuve. Dans un bref moment de flottement, il contemple l’idée du suicide, comme en témoigne une lettre qu’il a écrite le 6 octobre 1802 à ses frères et connue sous le nom de « Testament de Heiligenstadt ». Entre parenthèses, il n’expédiera jamais cette lettre qui ne sera découverte qu’après sa mort.

Passé ce bref moment d’abattement, il se ressaisit et retrouve de sa superbe aux côtés de sa musique. Durant la prochaine décennie, il travaille avec l’acharnement d’un homme qui sait que ses jours sont comptés. Sa verve est magnifique et son œuvre est prolifique. Il compose des symphonies, des concertos, des sonates pour piano, des quatuors à cordes ainsi que de nombreuses autres compositions éclectiques. En un tour de main, il devient un musicien hors du commun.

La grandeur de sa musique lui assure des rentrées régulières de la part de mécènes. Fait inédit, ses bienfaiteurs ne limitent pas son autonomie dans la composition musicale. Beethoven en profite pour être le premier compositeur de l’ère classique à exprimer ostensiblement et ouvertement ses sentiments et ses appréhensions à travers sa musique. À titre d’exemple, l’impétueuse Symphonie n° 5 (achevée en 1808) comporte une dimension autobiographique dans la mesure où elle fait référence au sinistre destin qui frappe lugubrement à sa porte avec trois brèves intonations suivies d’une longue inflexion : « pom pom pom pooom ». Dans cette œuvre pompeuse, Beethoven affiche solennellement et fougueusement sa farouche détermination à persévérer contre l’abominable destin jusqu’au triomphe final.

Sa productivité décroît drastiquement en 1814, lorsque sa surdité atteint son point culminant. Il fait aussi ses dernières apparitions publiques en tant que musicien. Le compositeur Louis Spohr note la chose suivante sur l’une des dernières performances en soliste de Beethoven : « Le piano était très désaccordé, ce dont Beethoven se souciait peu, puisqu’il ne l’entendait pas... Il ne restait presque plus rien de la virtuosité de l’artiste... J’étais profondément attristé. » C’est ainsi que Beethoven met fin à sa carrière de pianiste et de chef d’orchestre. Il se consacre uniquement à la composition grâce à sa singulière capacité de ressentir la mélodie dans sa tête sans avoir recours à un quelconque instrument de musique.

À partir de l’année 1815, un grand problème de famille lui sape une grande partie de son temps et de son énergie : dans la foulée du décès de son frère Kaspar Anton Karl, il mène un combat acharné contre sa belle-sœur au sujet de la garde de son neveu Karl, alors âgé de neuf ans. Peut-être éprouve-t-il ce désir ardent de goûter aux délices de l’amour paternel. Au terme de longues et laborieuses procédures juridiques, il réussit finalement à obtenir la garde exclusive de son neveu qui, au final, deviendra une source permanente de tourments. D’ailleurs, cette amère dispute l’afflige physiquement et psychologiquement. Durant cette période sombre, il tombe fréquemment malade. De surcroît, il s’enfonce dans la décrépitude et la solitude. « Je n’ai point d’amis et je suis seul au monde », se plaint-il dans ses notes en 1816.

Néanmoins, contre vents et marées, il affiche une énième fois cette capacité herculéenne à franchir les inextricables obstacles qui se dressent de toutes parts sur son chemin. À nouveau, la musique magique qui résonne dans sa tête lui procure une bouée de sauvetage. Durant l’année 1823, il achève trois œuvres monumentales, en l’occurrence la majestueuse Missa Solemnis, les magistrales 33 Variations Diabelli et surtout la somptueuse Symphonie n° 9.

Lors de la première exécution de la Symphonie n° 9 devant le grand public, le 7 mai 1824 au théâtre Kärntnetor de Vienne, Beethoven réapparaît sur la scène musicale publique après plus d’une décennie d’absence. Il se tient debout à la droite du chef d’orchestre, mais les musiciens ont l’instruction de ne pas suivre ses gestes car il est intégralement sourd. À la fin de la représentation, Beethoven ne se rend pas compte que la dernière note s’est éteinte car il est obnubilé par l’envoûtante musique qui rugit langoureusement dans sa tête, et celle-ci a pris des secondes de retard sur le tempo de l’orchestre. De même, il ne ressent pas la ferveur de l’auditoire car il tourne son dos à l’assistance. Une personne lui indique donc de se retourner pour qu’il puisse enfin découvrir de visu l’étendue de son triomphe, en l’occurrence une masse mouvante en délire. C’est dans cette ambiance jubilatoire que Beethoven fait sa dernière apparition publique.

Trois ans plus tard, le 26 mars 1827, Beethoven décède dans un orage suite à des complications de santé exacerbées par une pneumonie mal soignée. Durant ses dernières heures, Beethoven gît inconscient dans son lit. Selon son ami Hüttenbrenner présent à son chevet, un éclair survient vers 5 heures de l’après-midi, suivi d’un retentissant coup de tonnerre. Beethoven ouvre alors brièvement ses yeux et soulève sa main droite avec son poing serré pour ensuite se retirer prestement et furtivement de ce bas monde. Est-ce une ultime tentative de narguer le destin au terme d’un long combat épique ? Force est pourtant de reconnaître que le destin, si féroce soit-il, est salutaire dans la mesure où il révèle l’héroïsme et l’humanisme de Beethoven dans toute sa splendeur et grandeur. Vraisemblablement, l’indicible corpus d’œuvres que Beethoven lègue à l’humanité ne serait possible sans l’épreuve de l’extrême adversité. Incontestablement, son héritage est incommensurable car il comporte un abondant et étonnant concentré de beauté et d’intensité, de passion et de compassion, d’amour et d’humour, de plainte et de crainte, de furie et d’euphorie.

À toutes fins utiles, l’épopée fantastique de Beethoven est un hymne solennel saturé d’espoir pour les esprits tourmentés par les malheurs et fatalités. Comme il l’exprime si pertinemment dans sa magique et féerique Symphonie n° 7, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. C’est plutôt une rivière tumultueuse avec ses multiples rochers, embûches et torrents. Dans cet environnement hostile, nous pouvons toujours trouver notre planche de salut. Pour cela, il suffit d’accepter notre condition, de donner libre cours à nos émotions, de puiser dans le tréfonds de notre obstination et de transcender les malédictions. Au final, c’est souvent dans l’extrême douleur que nous arrivons à atteindre le stade ultime de l’accomplissement et de la satisfaction, ce que le psychologue américain Maslow dénomme « la réalisation de soi ».

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Dans les méandres d’une existence, l’infâme destin peut sinistrement se manifester sans crier gare. Durant ces terribles épreuves de la vie, nous pouvons soit sombrer minablement comme un pitoyable ballot apathique, soit triompher glorieusement comme un admirable héros mythique. C’est dans cette dernière perspective que l’incroyable combat de Ludwig van Beethoven (1770-1827) contre...

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