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Culture - Exposition

« Allô, Beyrouth ? » Mais qui est Beyrouth ?

Après s’être longtemps plongée dans les archives de Jean-Prosper Gay-Para, ainsi que les images qui restaient des Caves du Roy dont ce dernier était le propriétaire, la journaliste Delphine Darmency a fait appel à l’artiste Roy Dib pour se charger de la direction artistique et de la curation d’une exposition qui invite à réfléchir sur le passage du temps entre l’avant-guerre et aujourd’hui, et aussi au rapport que les Libanais entretiennent avec leur capitale.

« Allô, Beyrouth ? » Mais qui est Beyrouth ?

Une reconstitution des Caves du Roy à Beit Beirut. Photo Michel Sayegh

Au rez-de-chaussée de Beit Beirut (la maison jaune du patrimoine à Sodeco) qui accueille depuis jeudi l’exposition « Allô, Beyrouth ? », Delphine Darmency, l’instigatrice du projet en question, laisse un texte personnel et poignant qui tient lieu de préambule à la visite des lieux. Dans ce texte rédigé sous une forme quasi épistolaire, elle s’adresse à Beyrouth. « My dear Beirut » (Ma chère Beyrouth), écrit-elle. La journaliste franco-libanaise n’est pas la première à s’être pliée à cet exercice, à avoir parlé à Beyrouth comme on parle à un malade sur son lit d’hôpital, à avoir humanisé cette capitale vampirisée et à avoir, en fait, matérialisé, avec sa propre sensibilité, l’idée abstraite de cette ville qui semble nous échapper.

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La question qui se pose instinctivement, celle que l’on se pose à chaque fois que quelqu’un se met à tutoyer Beyrouth, est de savoir qui est, justement, Beyrouth ? Et surtout, est-ce une manière pour eux, comme pour Delphine, de tenter de cerner cette ville qui nous file entre les doigts ? La question de la relation que les Libanais entretiennent avec leur capitale, la question de la définition de cette ville mille fois changée entre l’avant-guerre et aujourd’hui, est d’ailleurs le propos central de cette exposition collective. « Lorsque Delphine m’a approché, il y a deux ans, pour que je me charge de la direction artistique d’“Allô, Beyrouth ?” et de la curation de son pan Beirut of Today (Beyrouth d’aujourd’hui), le pitch était de créer deux ensembles distincts mais connectés qui évoquent, d’une part, la représentation de la ville d’aujourd’hui par dix artistes ; et puis, d’autre part, un regard critique sur la ville d’avant-guerre », explique l’artiste Roy Dib.

L’installation « Re-City » propose au visiteur de reconstituer la ville qu’il veut et dont il rêve. Photo Michel Sayegh

Beyrouth d’hier, Beyrouth d’aujourd’hui

« Allô, Beyrouth ? » s’ouvre donc au rez-de-chaussée du bâtiment – construit dans les années 20 par l’architecte Youssef bey Aftimos – sur une enfilade de négatifs de photos disposés dans ce qui ressemble à une radiographie du Beyrouth d’avant-guerre. Ces pellicules, Delphine Darmency les a découvertes il y a une dizaine d’années dans les décombres du mythique Caves du Roy, boîte de nuit de l’hôtel Excelsior à Aïn el-Mreissé et surtout l’un des parangons du (supposé) âge d’or libanais. En face de ces images qui incarnent à elles seules l’insouciance de cette époque, avec des gens qui rient et qui dansent jusqu’au bout de la nuit, on retrouve la série Beirut 75-15 du photographe Stéphane Lagoutte. Des juxtapositions de photos d’époque, prises à la boîte de nuit de l’hôtel Excelsior, et sur lesquelles, comme des spectres, s’empilent des photos prises lors d’une visite des lieux saccagés en 2015. L’ensemble, en plus d’évoquer ce temps révolu, suggère surtout le passage du temps comme le passage d’une tempête. Cette partie d’« Allô, Beyrouth ? » agit comme une sorte de prologue à la suite de l’exposition qui se poursuit au premier étage, car comme l’évoque Roy Dib, « après être tombée sur ces photos et après avoir plongé dans les archives de Jean-Prosper Gay-Ara, Delphine Darmency a fait appel à des journalistes et les a invités à une réflexion autour de cette époque et son incidence sur le présent de la ville. L’idée ensuite était de concrétiser ces réflexions et de les transformer en une expérience matérielle ».

Une vue d’un pan de l’exposition « Allô, Beyrouth ? ». Photo Michel Sayegh

Au premier étage donc, le parcours démarre avec un premier pan, celui du Beyrouth d’aujourd’hui, pour lequel le curateur Roy Dib a invité dix artistes libanais (Rawane Nassif, Petra Serhal, Waël Kodeih, Joan Baz, Lily Abichahine, Kabrit, Chrystèle Khodr, Ieva Saudargaite Douaihi, Rola Abou Darwiche et Rana Abbout) à apporter leur lecture, leur façon de regarder leur ville dans le présent. « L’idée pour nous était de concevoir quelque chose d’accessible, quelque chose qui s’éloigne du figuratif ou de l’abstrait et qui ne parle pas à une niche ou à une élite, d’autant que l’exposition a lieu dans un espace public et donc qui appartient à tout le monde. J’ai tenu à avoir plus de femmes que d’hommes pour cette partie-là, histoire de renverser un peu le statu quo des hommes qui écrivent généralement l’histoire », souligne-t-il. À travers des installations vidéo parsemées dans les salles du premier étage de Beit Beirut, l’artiste Rawane Nassif regarde Beyrouth par le biais de son histoire familière et celle de son quartier où elle n’était plus revenue depuis 20 ans. Chrystèle Khodr quitte les planches du théâtre et explore le médium de l’installation vidéo avec Her Road to Damascus. La photographe Ieva Saudargaite Douaihi présente pour la première fois ses documents visuels de Libanais émigrés ; quelle meilleure représentation de l’état actuel du Beyrouth déchiré par le départ de ses enfants ?

Les archives photographiques retrouvées dans les décombres des Caves du Roy. Photo Michel Sayegh

Your Beirut Post October 17th est une œuvre participative : les concepteurs d’« Allô, Beyrouth ? » invitent ceux qui le souhaitent à partager avec eux leurs vidéos, leur interprétation de l’actuel Beyrouth.Des meurtrières de sniper dans les murs des lieux (situés à Sodeco, sur l’ancienne « ligne verte » séparant les factions ennemies durant la guerre civile libanaise et devenus depuis musée et centre culturel) se transforment en ouvertures à travers lesquelles défilent des images de la révolution d’octobre 2019. Pourtant, nulle part dans cet endroit qui abrite encore des fantômes des événements troubles de 1975 à 1990, la guerre en soi n’est évoquée.

L’installation de Rola Abou Darwiche et Rana Abbout intitulée « Reverse and Rewind ». Photo Michel Sayegh

Des clichés qui ouvrent des débats

« C’était voulu, insiste Roy Dib. L’idée était de vraiment créer une scission entre le Beyrouth d’aujourd’hui, documenté par les dix artistes commissionnés, et le Beyrouth des années 60 et 70. » En ce sens, le pont qui connecte les deux chapitres d’« Allô, Beyrouth ? » se traduit par une installation de Rola Abou Darwiche et Rana Abbout intitulée Reverse and Rewind. Dans cette capsule temporelle, sorte d’expérience sensorielle entièrement fabriquée à partir des décombres de l’hôtel Excelsior, on a l’impression de parcourir les strates du temps, de littéralement remonter les décennies vers une petite passerelle cachée derrière un rideau de velours carmin. Au-dessus, une enseigne lumineuse décline le nom des Caves du Roy. Derrière ce rideau, un peu comme si l’on passait de l’autre côté du miroir, l’on se retrouve dans une reproduction – certes un peu grossière – de la discothèque en question, puis à mesure que l’on passe de salle en salle, c’est tout l’imaginaire de l’âge d’or qui défile, des images du Horseshoe, le célèbre café-trottoir de Hamra, du Théâtre de Dix Heures et une reconstitution du bureau de Jean-Prosper Gay-Para, où une voix invite le visiteur à farfouiller dans les tiroirs. De prime abord, on pourrait penser que l’on a affaire, encore une fois, à de la nostalgie facile.

Comment regarder la ville de Beyrouth d’avant, ses cafés mythiques dont le fameux Horseshoe, sans une once de nostalgie ? Photo Michel Sayegh

Pourtant, « rien de cela », martèle Roy Dib. « Nous avons certes repris des clichés d’époque, car ils sont incontournables. Mais en faisant appel à ces clichés (images), l’idée était d’ouvrir un débat sur les dysfonctions sous-jacentes de cette période, qui ont indéniablement conduit à la guerre civile. » Et de poursuivre : « En s’immergeant dans les archives de Jean-Prosper Gay-Para, Delphine Darmency a découvert un homme qui avait une véritable vision du Liban et avait abordé des thématiques qui n’ont jamais été autant d’actualité, à savoir la décentralisation, le fonctionnement du secteur bancaire, l’importance du développement du secteur de l’agriculture ou même des projets sur la réhabilitation du port de Beyrouth. » En ce sens, la suite d’« Allô, Beyrouth ? » consiste en des installations qui abordent toutes ces questions. Une salle où un bureau de l’administration publique est reconstitué est consacrée à une réflexion sur la bureaucratie au Liban. The Bank est une installation audiovisuelle qui, à la faveur de la mise en scène d’une conversation de salle d’attente, s’interroge sur la distribution des intérêts économiques à travers la population. L’installation Re-City, exécutée par Mohammad Tohmé, propose au visiteur de reconstituer la ville qu’il veut et dont il rêve. Et c’est peut-être cela même l’essence d’« Allô, Beyrouth ? ». Non pas de simplement regarder le Beyrouth d’hier, d’interroger celui d’aujourd’hui, mais surtout de penser à comment redéfinir la ville de demain. 

(*) À noter que l’exposition « Allô, Beyrouth ? » est prévue pour durer un an.

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