
Les silos de la partie nord juste avant leur effondrement. Photo Mohammad Yassine
Le ministre de la Justice Henri Khoury a joint l’acte à la parole. Il avait en effet annoncé mardi, après une réunion avec le président de la République, Michel Aoun, qu’un magistrat serait incessamment nommé pour se pencher sur les questions « urgentes » liées à l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth (4 août 2020), en allusion notamment au sort des détenus dans cette affaire. L’Orient-Le Jour a appris de sources judiciaires concordantes qu’il a franchi cette étape, ayant proposé il y a quelques jours au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le nom de Samaranda Nassar, 1re juge d’instruction du Liban-Nord, à cette fonction. La juge Nassar est réputée proche du camp aouniste, à l’instar du ministre de la Justice lui-même. La démarche de ce dernier intervient en plein tollé dans les milieux juridiques, qui stigmatisent le principe de désignation d’un juge suppléant, adopté le 5 septembre par le CSM sur proposition de M. Khoury, alors que la loi édicte la désignation d’un seul juge d’instruction près la Cour de justice. Tarek Bitar, en charge de l’enquête, occupe toujours cette fonction. À l’opposé, une source proche du CSM indique à L’OLJ que, pour cet organe juridictionnel, un juge qui serait nommé dans ce cadre ne serait pas un suppléant, c’est-à-dire ne se substituerait pas au juge titulaire, mais serait chargé uniquement de questions bien définies.
Or, pour les observateurs, la décision de principe prise par le CSM était intervenue suite à des pressions exercées par le camp aouniste : le jour même, une délégation de députés de ce groupe s’étaient rendus auprès de son président, Souheil Abboud, pour le presser d’accélérer le cours de la justice. La réunion avait suivi un sit-in organisé devant le Palais de justice de Beyrouth par des parents de détenus, dont le directeur des douanes, Badri Daher, proche du camp aouniste. Dans le même temps, le vice-président du Parlement, Élias Bou Saab, également proche du chef de l’État, avait attribué au CSM une part de responsabilité dans le gel de l’enquête.
Divisions au sein du CSM ?
Dans l’état actuel des choses, il suffit de l’approbation du CSM pour que la proposition de la désignation de la juge Samaranda Nassar soit concrétisée. Or, selon une source judiciaire informée, aucune décision en ce sens n’a été prise à ce jour, en raison d’une division à ce sujet au sein du Conseil. Sur les dix membres qui le composent, seuls six y siègent pour débattre de la question. C’est que le chef du parquet de cassation, Ghassan Oueidate, s’était récusé de l’affaire, en raison de son lien de parenté avec le député Ghazi Zeaïter, mis en cause par le juge Bitar. Le chef de l’Inspection judiciaire, Bourkan Saad, qui faisait partie du CSM, a pris récemment sa retraite. Les deux postes restants, réservés à des présidents de chambre de la Cour de cassation, n’ont pas pu être remplis, en raison de départs à la retraite qui ne sont toujours pas remplacés. Outre M. Oueidate, les membres du CSM sont Souheil Abboud, ainsi que Afif Hakim, Dany Chebli, Mireille Haddad, Élias Richa et Habib Mezher. Ces quatre derniers se seraient prononcés pour la nomination de Mme Nassar, tandis que les deux premiers s’y seraient opposés. Une majorité de voix suffit, mais les discussions se prolongent dans une volonté d’émettre une décision à l’unanimité, selon des informations obtenues par notre journal. Une source proche du CSM affirme à cet égard que Souheil Abboud est « surtout attaché entre autres aux critères de neutralité ». Contacté, un magistrat haut placé estime sous couvert d’anonymat que la juge Nassar aurait été pressentie parce que « le ministre et le camp qu’il représente sont confiants dans ses décisions ». « Il savent qu’elle serait sensible à leurs demandes », va-t-il jusqu’à dire, rappelant que « l’objectif principal de la décision est de relâcher les personnes incarcérées, notamment celles qui sont proches d’eux ». Samaranda Nassar est réputée proche du chef du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil, ajoute-t-il.
Il reste que Mme Nassar a une longue expérience dans le domaine pénal, nécessaire pour trancher les questions qui lui seraient confiées, si elle était désignée. Elle n’était pas joignable hier pour commenter les informations sur son éventuelle désignation. Nous avons également tenté en vain de joindre le ministre de la Justice.
Samaranda Nassar, 1re juge d’instruction du Liban-Nord. Photo tirée de Facebook
Une désignation après plus d’un refus
Selon une source informée du dossier, le nom de la magistrate aurait été suggéré parmi plusieurs autres, dont Fadi Onaïssi, président de la cour d’appel du Liban-Nord et précédemment juge d’instruction de Beyrouth. Il aurait refusé de prendre en charge le poste proposé, ainsi d’ailleurs que le premier juge d’instruction du Mont-Liban Nicolas Mansour, qui considère que la désignation d’un juge suppléant est inopportune, affirme cette source. M. Mansour se demande comment un juge autre que Tarek Bitar pourrait plancher sur des requêtes de remise en liberté, alors qu’il n’a pas connaissance de l’enquête, estimant que si le juge désigné venait à consulter le dossier, il enfreindrait le caractère secret des investigations, poursuit-elle. En parallèle, toujours selon cette source, le juge Mansour estime que Tarek Bitar pourrait être poursuivi pour entrave à la justice s’il refusait la demande de confier une partie du dossier au juge nommé. Or M. Bitar n’accepterait pas de céder volontairement son dossier, ainsi qu’un haut magistrat l’avait déjà affirmé à une précédente occasion. Dans les rangs des avocats, on s’accroche au souhait de voir le CSM revenir sur sa décision. Le bâtonnier de Beyrouth, Nader Gaspard, a dans ce cadre exhorté mercredi l’organe juridictionnel à s’abstenir de nommer un nouveau juge. Dans un courrier qu’il lui a adressé, il a notamment indiqué que le gel de l’enquête de Tarek Bitar est dû aux recours judiciaires, qui ne sont pas tranchés en raison d’un blocage de nominations au sein de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, compétente sur ces questions. M. Gaspard a en outre déploré que les « questions urgentes » invoquées par le ministre de la Justice ne soient pas définies. « L’imprécision pousserait le juge qui serait nommé à interpréter de manière extensive ses prérogatives », avertit-il.
Interrogé, l’avocat Youssef Lahoud, membre du bureau d’accusation au sein de l’ordre des avocats de Beyrouth, estime que la désignation d’un magistrat suppléant est susceptible d’être l’objet d’un recours devant le Conseil d’État.
« Face à l’illégalité d’une telle décision, il faut s’attendre à des développements rapides », affirme-t-il, sans vouloir donner davantage de précisions. Un autre avocat fait remarquer que si un juge suppléant venait à être nommé, son action pourrait être paralysée par les mêmes moyens judiciaires dont abusent les responsables mis en cause pour paralyser l’action de Tarek Bitar.
La colère des proches de victimes
De leur côté, les familles des victimes entendent confronter la désignation d’un juge suppléant. « Nous allons faire face à quiconque politise et entrave le dossier », révèle Mariana Fodoulian, sœur de Gaïa, une victime de la catastrophe. Tout en ne souhaitant pas indiquer la démarche que les parents des victimes comptent suivre si un juge est nommé, elle rappelle le sit-in qu’ils avaient organisé devant le domicile du ministre de la Justice, à Hazmieh, au surlendemain de la décision du CSM d’adopter la proposition de ce dernier. « Ils veulent choisir un suppléant, plutôt que de permettre au juge en place de redémarrer son enquête », s’indigne-t-elle. « Ils invoquent les droits de l’homme en référence aux droits des détenus. Où étaient les droits de l’homme lorsque le nitrate d’ammonium à l’origine du drame est entré au port, y a été stocké durant de longues années et a explosé ? » se désole Mariana Fodoulian. « Nous ne les laisserons pas exécuter leurs agendas politiques », martèle-t-elle, accusant le camp aouniste de « vouloir assurer une remise en liberté de Badri Daher avant la fin du mandat du président Aoun », qui expire le 31 octobre.
L'Occident et l'Orient savaient de quoi Beyrouth était menacés par le stockage inadéquat du matériel explosif, et ils n'ont rien fait. Personne n'a intérêt aujourd'hui à montrer la monstruosité de ceux qui gouvernent le monde. Même l'ONU savait et n'a rien fait, que dire de plus.
19 h 50, le 16 septembre 2022