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Nos Lecteurs ont la Parole

Quarante ans, pourquoi ?

40 ans d’absence, 40 ans de souffrance, 40 ans de questions et une seule constante revient : pourquoi ? À quoi cela a-t-il servi ?

Roger Chemali, mon père, nous a déposés le matin du 14 septembre 1982 à notre domicile de Gemmayzé que nous devions réintégrer après trois années d’exil dans la montagne... Il faisait beau ce jour-là. Malgré mon jeune âge, je m’en souviens parfaitement bien.

Tout a basculé en une fraction de seconde à 16h10. Mon père était mort. L’avenir devenait subitement incertain, pour notre famille, mais aussi pour 3 millions de compatriotes. Depuis 40 ans, la souffrance de son absence ne cesse de me

hanter…

Roger Chemali, le plus jeune directeur général qu’ait jamais connu le Liban, nommé à 32 ans à la direction générale de l’Éducation nationale, a été mandaté pour sortir le pays de la crise étudiante qu’il traversait en ce début de 1972... Une fois la mission accomplie, il s’est attelé à hisser le niveau de l’enseignement technique et professionnel au niveau de celui de la filière générale, et ce de 1974 à 1982. Et il y est arrivé...

Ingénieur civil et électrique, major de promotion de Supelec France, sa passion pour servir son pays l’a poussé à ne pas assister à la remise de diplômes afin de ne pas être tenté par les offres alléchantes des recruteurs potentiels : son objectif unique était de travailler à EDL et de mettre au profit de son pays le savoir qu’il avait engrangé. Son oncle, Carlo Mobayed, directeur général d’EDL, refusa son recrutement. Motif ? Ne pas employer un proche... Le président du conseil d’administration d’EDL ira à l’encontre de la décision du directeur dénéral et rattrapera Roger Chemali qui pliait bagage pour repartir à l’étranger.

Cette éthique familiale, Roger Chemali l’a appliquée tout au long de son service auprès de l’État. Il y avait chez lui le respect de l’institution comme une valeur en soi. « Il avait un sens très précis de cette valeur nationale et distinctive du Liban, du niveau et de la richesse de l’éducation et de culture », disait de lui l’ancien vice-provincial des pères jésuites le père Abdallah Dagher.

Le travail était la seule source garantie pour la réussite. Les principes n’étaient pas négociables. Personne ne pouvait prétendre à un traitement de faveur.

Il était méticuleux, extrêmement précis et organisé. Intransigeant, il l’était aussi, car il ne pouvait accepter de compromis complaisant. Il eut beaucoup d’inimitiés pour cela, mais aussi énormément de respect.

Aujourd’hui, ce n’est plus qu’histoire…

Ses principes, ses valeurs, son sacrifice ainsi que celui de bon nombre comme lui ne sont plus qu’un reliquat du passé… Tout cela en aura-t-il valu la peine ?

Quelques rares personnes de grande facture tentent encore, vent debout, de défendre ces valeurs. Mais elles ne sont pas les bienvenues dans un pays où tout est devenu clientélisme.

Tout n’est malheureusement plus qu’un fade passé face à la pieuvre de la corruption et des intérêts étrangers qui ont tué ce pays car personne ne se rebelle… Nous acceptons la fatalité.

J’ai grandi dans l’image d’un homme qui aimait passionnément son pays et sa mission.

Cet amour m’a été transmis et est profondément ancré en moi, mais comment continuer à aimer quand on ne se reconnaît plus dans ce que l’on aime ?

Le Liban d’aujourd’hui, administré par des gueux avides d’argent, n’est plus qu’une collection d’intérêts individuels. Alors, pourquoi le sacrifice de Roger Chemali et celui de tant d’autres ? À quoi bon toutes nos souffrances ?

Roger Chemali croyait en la valeur humaine, en l’homme, dans les valeurs intellectuelles des Libanais. Il croyait que le seul moyen de libérer un homme est de lui donner un métier. Il voyait dans le Liban « un confluent des civilisations orientales et occidentales (…), le lieu de prédilection pour le transfert de technologie, parce qu’il est structurellement susceptible d’abolir toutes les barrières, notamment celles des langues, des conceptions et des mentalités ».

Il voulait que chacun puisse servir son pays et y vivre en ayant le plus haut degré d’expertise dans le domaine qu’il étudiait, du simple plombier à l’ingénieur le plus sophistiqué. « Chemali ? Le fils de Roger Chemali ? Il m’a appris le métier qui m’a permis d’arriver en France et de retomber sur mes pieds ! Qu’il repose en paix ! » Voilà comment j’ai été accueilli par un chauffeur de taxi sorti de nulle part à Paris, il y a 10 ans...

Son éthique, son intégrité, sa droiture et sa passion pour son pays ont séduit Bachir Gemayel qui vit en ce technocrate un rouage fondamental dans la réalisation de son projet d’un État fort, reposant sur un niveau d’éducation irréprochable, un respect des valeurs civiques et une vie en communauté, dans le respect des uns et des autres. Bachir n’avait pas honte de s’entourer de spécialistes. Il ne prétendait pas savoir tout sur tout.

Car Bachir Gemayel avait bien compris qu’une nation ne se construit pas sans éducation et que l’intégrité s’enseigne et s’apprend dans nos maisons, mais aussi dans nos écoles et nos universités : « Si nous avons tant de tués et de martyrs, c’est parce que nous, Libanais, avons triché, trompé, et nous avons été injustes entre nous-mêmes pour nous-mêmes, et qu’en 40 ans d’indépendance nous avons construit une ferme et non une nation (…). Nous devons apprendre à respecter l’enseignant et à respecter notre voisin, l’officier de police (…) Si nous ne savons pas que 1+1 font 2 et non pas que 1+1 font 11, si nous n’apprenons pas que les valeurs ne sont pas négociables, alors nous ne sommes pas dignes d’un pays qui a 4 000 ans d’histoire, et grand bien fasse à ceux qui le convoitent. »

Victor Hugo disait « celui qui ouvre une porte d’école ferme une prison ». C’est en ce sens que le rôle central de l’éducation dans l’édification de l’État libanais, Roger Chemali et Bachir Gemayel l’avaient compris, chacun à sa mesure. Aujourd’hui, avec un secteur éducatif réduit à mendier pour survivre, ce sont nombre de prisons que nous ouvrons, celles de nos jeunes générations plongées dans une ignorance programmée, terreau pour toute idéologie extrémiste.

La question est désormais de savoir si nous, Libanais, méritons fondamentalement notre histoire, et ceux qui sont morts pour nous, ou si tout simplement nous méritons notre sort car incapables de nous concentrer sur notre intérêt commun, sur notre terre, sur notre avenir et sur notre nation.

Rendre hommage et pleurer le passé ne servira bientôt plus à rien… Remplir des colonnes et des pages non plus si nous n’agissons pas… Notre pays est plongé 40 ans plus en arrière qu’il ne l’était le 14 septembre 1982.

Alors, 40 ans, pourquoi ?

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux ni racistes.

40 ans d’absence, 40 ans de souffrance, 40 ans de questions et une seule constante revient : pourquoi ? À quoi cela a-t-il servi ? Roger Chemali, mon père, nous a déposés le matin du 14 septembre 1982 à notre domicile de Gemmayzé que nous devions réintégrer après trois années d’exil dans la montagne... Il faisait beau ce jour-là. Malgré mon jeune âge, je m’en souviens parfaitement bien.Tout a basculé en une fraction de seconde à 16h10. Mon père était mort. L’avenir devenait subitement incertain, pour notre famille, mais aussi pour 3 millions de compatriotes. Depuis 40 ans, la souffrance de son absence ne cesse de me hanter…Roger Chemali, le plus jeune directeur général qu’ait jamais connu le Liban, nommé à 32 ans à la direction générale de l’Éducation nationale, a été mandaté pour sortir le...
commentaires (4)

Tres bien , pense et ecrit, …..

Leyla Messihi

08 h 38, le 22 septembre 2022

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Commentaires (4)

  • Tres bien , pense et ecrit, …..

    Leyla Messihi

    08 h 38, le 22 septembre 2022

  • Merci

    M.E

    01 h 54, le 15 septembre 2022

  • Quel déchirement pour vous et pour nous tous, de dénombrer toutes ces victimes tombées pour arriver à cette déplorable réalité…

    Claude Ghazal

    12 h 42, le 14 septembre 2022

  • Quel bel article…

    Eleni Caridopoulou

    12 h 25, le 14 septembre 2022

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