Particulièrement résistant et peu coûteux à cultiver, le haschisch a longtemps fait figure de spécialité locale dans la vallée de la Békaa. Si la culture du cannabis dans la région est antérieure à la guerre civile, elle s’est significativement développée pendant les années de conflit, en même temps que celle du pavot à opium – les revenus cumulés de ces deux cultures illicites ayant été estimés à un milliard de dollars en 1986 selon le Centre libanais de recherche et d’études agricoles (Creal), qui étudie la production annuelle de toutes sortes de cultures, y compris les cultures illégales.
À partir des années 1990, la campagne de répression menée par les forces syriennes d’occupation, sous la pression des États-Unis, pousse la culture du pavot vers d’autres horizons. Celle de haschich reste en revanche solidement ancrée dans la région, malgré les diverses tentatives menées au fil des ans par les donateurs locaux et internationaux et le gouvernement libanais pour inciter les agriculteurs à se tourner vers d’autres cultures – de tournesol, de safran, de coton ou encore de mûriers pour nourrir les vers à soie.
Avec la crise économique actuelle, le visage du commerce local de la drogue change à nouveau, poussant certains agriculteurs à se lancer dans celui du haschisch faute d’autres opportunités, tandis que d’autres délaissent cette culture pour des produits plus lucratifs – et dangereux. « Nous avons grandi avec l’agriculture, et c’était notre revenu essentiel, ce qui nous permettait de vivre », affirme Mohammad, un cultivateur de cannabis possédant cinq hectares de terres à Yammouné, une localité tranquille nichée sur le côté nord-est de la chaîne de montagnes du Mont-Liban. Le village est connu pour son lac immaculé, ses ruines romaines et ses vastes champs de cannabis. « Les pommes et les poires poussent ici. Mais l’autre culture, qui est plus rentable, c’est le haschisch », dit-il. « Si vous plantez des pommes, par exemple, vous devez attendre neuf mois pour la récolte et vous avez des dépenses chaque mois », poursuit-il, tandis que le cannabis a une saison végétative plus courte et « peut résister à des conditions difficiles, il peut être stocké jusqu’au moment de le vendre. Il coûte moins cher que les pommes et ses bénéfices sont un peu plus élevés ».
Toutefois, cette rentabilité a été bousculée par la crise, avec la montée en flèche des coûts du carburant et d’autres intrants agricoles importés, tandis que parallèlement, le prix de vente du haschisch a baissé au fil des ans. Selon les agriculteurs et les chercheurs, les consommateurs étrangers préfèrent des variétés de cannabis différentes de celles cultivées localement. « Au début, les gens ont commencé à planter du haschisch parce que ses bénéfices étaient élevés et ses coûts faibles. Maintenant, c’est l’inverse : avant, vous en vendiez un kilo pour 1 000 ou 1 200 dollars. Aujourd’hui, le même kilo ne rapporte que 100 ou 150 dollars », déplore Mohammad. « Mais on ne perd pas d’argent », rectifie-il, considérant que cela reste « la » meilleure option disponible «.
« Je ne veux pas faire ça toute ma vie »
D’autres ont été poussés vers l’industrie du cannabis du fait de la crise et de l’absence d’alternatives pour assurer leur quotidien. Ingénieur diplômé en mécanique à l’Université libanaise depuis deux ans, Ali, 23 ans, espérait décrocher un diplôme d’études supérieures en informatique et chercher du travail à l’étranger. Mais la flambée du coût de la vie, et notamment du carburant, dans le contexte de la crise monétaire du pays, l’a contraint à mettre ses projets en attente. « Si je veux aller à Beyrouth (pour suivre des cours), je dois m’y rendre en voiture et payer le coût de l’essence, et si je veux y louer un appartement, le coût du loyer sera comparable », dit-il.
Ali a donc décidé de se replier dans l’exploitation agricole familiale à Yammouné en attendant de déterminer ce qu’il fera. Il possède 20 donums (deux hectares) de terre, tous plantés de haschisch, qu’il commencera à récolter dans les semaines à venir. « J’ai commencé à travailler dans le haschich il y a quatre ou cinq ans, mais je baigne dedans depuis que je suis petit », affirme-t-il à L’Orient Today, observant depuis le siège du conducteur d’un pick-up des travailleurs syriens arrachant les mauvaises herbes d’une rangée de jeunes plants de cannabis encore tendres. « Quand je suis sorti de l’école et que j’ai réalisé que j’avais des dépenses à assumer... j’ai décidé de travailler là dedans. Mais je ne veux pas faire ça toute ma vie », affirme-t-il, avant d’expliquer que pour les jeunes comme lui, la culture du cannabis est un moyen de « manger, boire et aider financièrement nos parents, pas plus ».
Chaque donum planté de cannabis coûte environ 300 à 400 dollars par saison agricole, alors qu’aux prix actuels, le produit de cette culture peut se vendre 600 ou 700 dollars, selon Ali, ce qui signifie que le revenu net d’un petit agriculteur ne représente que quelques milliers de dollars par an.
Pour Mohammad, lui-même père d’enfants en âge d’être scolarisés, le commerce du haschisch fournissait autrefois un revenu suffisant pour qu’un petit agriculteur typique puisse envoyer ses enfants à l’université. « Mais maintenant, il ne sera plus en mesure de couvrir ses propres dépenses », constate-t-il. Beaucoup de jeunes, en première ou deuxième année d’université, ont dû abandonner leurs études parce qu’ils ne pouvaient plus payer les frais de scolarité et de transport. » Alors comme Ali, beaucoup d’entre eux sont donc revenus à la culture du cannabis. Et lorsqu’on lui demande s’il souhaite que ses propres enfants suivent cette voie, Mohammad répond tout de go : « Si Dieu le veut, non », avant de se raviser : « Si Dieu le veut, ils trouveront du travail, que ce soit dans le haschisch ou non. » Pour l’instant, sachant qu’il ne pourra pas payer les frais universitaires, il pousse son fils aîné, âgé de 17 ans, à apprendre le métier d’électricien.
« Tout le monde s’y est mis »
Alors qu’Ali est passé de l’université aux champs, d’autres ont effectué un autre type de transition. Dans les rues de Brital, près de Baalbeck, un chauffeur local pointe du doigt une succession de demeures ayant surgi ces dernières années dans le paysage. « C’est de l’argent du captagon », affirme-t-il.
Le cannabis étant moins rentable, selon les agriculteurs et les analystes, de nombreux producteurs de haschisch se sont lancés dans la production de cette drogue de synthèse populaire dans les pays du Golfe. Plus faciles à produire et à dissimuler, et proportionnellement plus rentables, ces pilules sont soit fabriquées dans des laboratoires clandestins au Liban, soit proviennent de Syrie et transitent simplement par le pays du Cèdre.
« Les producteurs de haschisch sont confrontés à une forte baisse de leurs revenus, ce n’est plus viable pour eux », avance le directeur du Creal, Riad Saadé. « Cette année, le kilo est vendu à 100 dollars, contre 200 dollars l’an dernier et 500 dollars avant », poursuit-il. Face à la diminution des bénéfices, le haschisch a de plus en plus « été remplacé par le captagon, (plus) facile et rapide à produire que le haschisch (qui) nécessite des mois de production agricole et est plus difficile à traiter », relève-t-il. « Pour le captagon, il suffit de recevoir une commande, de produire en quelques jours et de livrer. »
Une source anonyme impliquée dans la production de captagon dans la Békaa indique que le prix des pilules est monté en flèche en raison d’une politique répressive couronnée de succès dans les pays du Golfe, son principal marché. « Ils avaient l’habitude de vendre 200 000 pilules pour 400 000 dollars, maintenant c’est 1,5 million de dollars », avance-t-elle, alors que le coût de fabrication d’une telle quantité pour un producteur avoisinerait les 10 000 dollars. « Si vous envoyez un kilo de haschisch en Arabie saoudite, il ne vous rapportera pas autant d’argent qu’un kilo de captagon, c’est simple : les gens vont là où il y a plus de profit, et (le captagon est) plus facile à fabriquer et il y a plus de demande. »
Le Creal a estimé la valeur totale de la production de haschich pour les agriculteurs au Liban à environ 17,3 millions de dollars en 2021. En comparaison, Caroline Rose, l’analyste principale du think tank américain New Lines Institute pour lequel elle a écrit récemment un rapport sur le commerce du captagon, a estimé la part du Liban dans ce commerce à au moins 1 milliard de dollars l’an dernier. Elle affirme cependant à L’Orient Today qu’« il est très difficile d’en déterminer la valeur exacte, étant donné les nombreuses questions qui continuent de planer sur le degré d’implication du Liban dans l’approvisionnement et la production ».Son rapport indique que quelque 5,7 milliards de dollars de captagon ont été saisis dans le monde en 2021. Caroline Rose estime que le Liban pèse pour environ 20 % de ce commerce, entre « la production, le trafic et l’utilisation des ports. »
Dans les années 1980 et 1990, le captagon était essentiellement produit en Bulgarie, mais les évolutions géopolitiques et du marché ayant commencé à pousser les laboratoires de l’Europe de l’Est vers le Moyen-Orient, « la Syrie et le Liban se sont avérés être les successeurs naturels au milieu des années 2000 », un rôle qui s’est encore accru après le déclenchement de la guerre civile syrienne, lit-on dans le rapport. Depuis, de multiples acteurs du conflit – et leurs alliés au Liban – se seraient lancés dans cette activité. « Le Hezbollah et le régime syrien, mais aussi l’État islamique et le Front al-Nosra (actuellement connu sous le nom de Hay’at tahrir al-Cham) en profitent », a déclaré la source de la Békaa impliquée dans la production de captagon. « Tout le monde s’y est mis. Le captagon n’a pas d’identité politique. »
Un analyste libano-américain qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat pour ne pas compromettre ses recherches considère l’augmentation de la production de captagon au Liban comme un « symptôme » des problèmes plus larges du pays. « Ce n’est qu’une manifestation parmi d’autres de l’anarchie générale qui règne dans certaines parties de la vallée de la Békaa, mais aussi de l’effondrement de l’État de droit et de l’ordre public au Liban en général, avance-t-il. Si le Hezbollah est un “cas particulier” en ce qui concerne les “lignes parallèles de contrôle et d’influence dont jouissent les factions au Liban” , a-t-il ajouté, il n’est pas la seule faction impliquée dans le trafic de drogue. Même s’ils sont les principaux bénéficiaires et les personnes qui maintiennent en quelque sorte l’ordre corrompu, ils ne sont pas non plus la seule organisation engagée dans ce domaine. »
Interrogé sur cette transition du cannabis au captagon, un porte-parole de l’armée libanaise a déclaré par écrit que « compte tenu des exigences liées à la culture du haschisch et de la marijuana, notamment les terres nécessaires à la plantation, de nombreux trafiquants de drogue trouvent plus facile de produire des pilules de captagon, ce qui est relativement plus discret ». L’armée n’a pas été en mesure de fournir des statistiques concernant les tailles respectives du commerce du captagon et du cannabis au Liban, renvoyant cette question au bureau de lutte contre les stupéfiants des Forces de sécurité intérieure (FSI). Les statistiques fournies par les FSI à L’Orient Today montrent que la quantité de haschisch saisie est très fluctuante : en 2021, l’organisme a saisi 9 893 kg de haschisch ; en 2020, 24 827 kg ; 3 216 kg en 2019 ; et 8 352 kg en 2018. Les chiffres des saisies de captagon ont également fluctué de manière significative.
« Ils n’ont pas abandonné le haschisch. Ils ont commencé à travailler à la fois dans le haschich et le captagon », observe de son côté Mohammad, à propos de ses pairs. Un pas que lui-même n’est pas prêt à franchir : « Je suis contre le captagon. Ses effets sont beaucoup plus forts que ceux du haschisch, qui ne provoque pas de dépendance », avance-t-il. Il ajoute même que, personnellement, il trouve le haschisch trop fort à son goût. « J’ai essayé, mais je n’en ai pas fait une habitude. Je n’ai pas de problème à en donner aux autres, mais personnellement, j’ai senti que cela m’affectait. »
Sentiment d’abandon
Dans sa réponse, l’armée relève également que la crise économique a alimenté la production de drogues illicites « puisque la pauvreté et la dureté de la vie sont les principales raisons qui poussent les individus, en particulier les jeunes hommes et les femmes, à commettre des crimes en général et à consommer et promouvoir (...) les drogues en particulier ».
Mais du point de vue des résidents des zones où le commerce de la drogue est le plus ancré, la crise n’a fait qu’exacerber les sentiments existants d’abandon. « La Békaa, et plus précisément la région de Baalbeck-Hermel, a toujours été considérée comme périphérique par l’État libanais », affirme Hassan Naïm, dont la famille possède une entreprise de construction à Baalbeck – une activité qui le met en contact avec des personnes des deux côtés de la loi. Il évoque, par exemple, l’absence de campus pleinement fonctionnels de l’Université libanaise dans le gouvernorat. De nombreux habitants de la région « ne voient l’État qu’à travers les barrages de l’armée et de la police... Si quelqu’un dit : “L’État est venu”, il veut dire que l’armée et la police sont venues », dit-il.
Dans certains cas, ces démêlés avec les autorités deviennent violents : en juin, un soldat a été tué dans une fusillade à Baalbeck lors d’un raid contre un trafiquant de drogue présumé connu sous le nom d’« Abou Saleh ». L’armée indique qu’au cours des deux dernières années, ses soldats ont mené des « centaines » d’opérations anti-drogue ayant « conduit à l’arrestation de centaines de trafiquants de drogue, de plus de cinq seigneurs de la drogue extrêmement dangereux, et à la saisie de centaines de milliers de pilules de captagon, de plusieurs centaines de kilogrammes de haschisch et de cocaïne et d’autres types de matières illicites ». L’armée a « saisi et démantelé au moins trois grandes installations de fabrication de drogue » pendant cette période, précise le document. Et d’ajouter : « Toutes ces mesures, au cours desquelles de nombreux soldats ont perdu la vie en tant que martyrs de la patrie et d’autres ont été blessés, ont porté un coup puissant aux activités de ce trafic. »
Mais beaucoup voient ces activités comme le prolongement naturel de la négligence de l’État. « Comme dans tous les pays du monde, s’il n’y a pas de travail ou d’opportunités d’emploi, vous aurez de la criminalité », avance « Abou Abdo » Mazloum, qui a autrefois purgé une peine de prison pour trafic de drogue. Depuis quelques années, cet habitant de Brital milite pour une amnistie générale pour les détenus, estimant qu’une telle mesure « ouvrirait une nouvelle page pour les gens ordinaires et réduirait les crimes » en donnant aux anciens prisonniers et aux personnes actuellement recherchées une chance d’entrer sur le marché du travail formel.
D’autres placent leurs espoirs dans la mise en œuvre éventuelle d’une loi adoptée en 2020 qui légaliserait la culture du cannabis à des fins médicinales et industrielles. Le ministre sortant de l’Agriculture, Abbas Hajj Hassan, a vanté les avantages potentiels de la culture du chanvre industriel, en particulier. Mais certains restent méfiants, en particulier les petits agriculteurs qui craignent que, si la loi de légalisation est mise en œuvre, les licences de culture de la marijuana à des fins thérapeutiques ne soient attribuées qu’à des acteurs importants et politiquement connectés. « Nous espérons qu’ils légaliseront le haschisch et que cela profitera au peuple libanais, mais pas au détriment des petits agriculteurs », commente Ali.
« Le (cannabis) thérapeutique n’est pas de la même variété que celle que nous avons ici », observe de son côté Riad Saadé, sceptique quant aux espoirs placés dans la marijuana médicale. « Si nous voulons introduire une nouvelle variété, nous aurons besoin de plusieurs années d’essais en vue de déterminer les meilleures pratiques (agricoles) et les moyens d’atteindre les meilleurs rendements. » Même dans ce cas, il n’y a aucune garantie de rentabilité, soutient-il en ajoutant qu’il existe « beaucoup d’autres activités » susceptibles de prendre la place du haschich dans l’économie. « Il n’est pas nécessaire d’avoir une (autre) activité agricole, ou qu’une culture remplace une autre, mais il faut instaurer une activité économique qui occupera la main-d’œuvre existante dans des productions lucratives. Cela peut être une activité agricole, artisanale, industrielle ou autre », conclut-il.
Cet article a été initialement publié en anglais dans L'Orient Today
LES MAFIEUX DE LA BASSE CLASSE. AU MOINS ILS N,ONT PAS VOLE LES ECONOMIES DES DEPOSANTS.
18 h 13, le 18 septembre 2022