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Quinze ans après la vague de suicides à France Télécom, Dernier Travail de Thierry Beinstingel publié chez Fayard sonde les impasses d’un modèle économique capable de tout pour engranger du profit. Au mépris des hommes, au mépris des lois. Un roman d’une grande justesse qui redonne mémoire et dignité aux martyrs du capitalisme.

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D.R.

Dernier Travail de Thierry Beinstingel, Fayard, 2022, 256 p.

2019. Vincent n’est plus qu’à quelques jours de la retraite. Dans la boîte pour laquelle il travaille, un géant de la téléphonie (on aura vite saisi qu’il s’agit de France télécom devenu Orange depuis), Vincent a le sentiment d’avoir trouvé sa place. Depuis plus de dix ans, il est en charge de la supervision de la politique d’emploi de l’entreprise. Une sorte de super DRH si l’on veut. Lui préfère le terme « d’arrondisseur d’angles », c’est plus parlant.

La boîte a connu bien des troubles et des perturbations tout au long des années, surtout lors de la décennie précédant l’arrivée de Vincent où l’on a fait des profits considérables tout en menant une politique managériale honteuse visant clairement à débarrasser le secteur d’un de ses employés sur 6. Mais aujourd’hui, tout cela c’est fini. On écoute, on conseille et on accompagne.

Vincent a pour mission de redonner confiance aux employés et d’en attirer de nouveaux. Comment remettre l’humain et la valeur travail au cœur des choses ? C’est la question qui l’anime sincèrement et préside à son action. Autant que faire se peut, avec foi et persévérance, croyant en l’esprit d’équité, Vincent s’y emploie.

Un jour, un ancien collègue, le tout jeune retraité Fulbert, alerte Vincent par une recommandation. Une jeune femme de sa connaissance, Ève, détentrice d’un BTS commercial, cherche du travail. Elle présente toutes les qualités requises – bonne présentation, ponctualité, disponibilité, bienveillance – pour postuler à un emploi de vendeuse dans une boutique.

« Elle est arrivée le mardi prévu, avec vingt minutes d’avance sur l’horaire. Il la retrouve en rentrant du restaurant d’entreprise, sagement assise sur la chaise visiteur installée dans le couloir avec un dossier posé sur ses genoux.

– Vous êtes en avance, dit-il en introduisant la clé dans la serrure de son bureau.

Elle lui jette un regard en biais, n’ose répondre, inquiète : est-ce un reproche ? »

La première rencontre s’opère sur le mode classique entre employeur et postulant où les rapports de domination appellent de la part du plus faible à une certaine soumission. Mais Vincent ne veut pas de ce type de rapport. Cette fille a l’air très bien, tout à fait motivée et compétente, juge-t-il. En consultant ses fiches et son dossier au cours de l’entretien, il se rend compte que la postulante n'est autre que la fille d’un certain Bernard qui s’est donné la mort dans le bureau de la compagnie en avalant des médicaments à coups de rasades d’alcool… Cet ingénieur surqualifié essoré par la charge de travail, trimbalé de postes à responsabilité en postes à responsabilité, a eu le sentiment d’avoir été mené en bateau par sa direction. En se donnant la mort sur son lieu de travail dans un petit bureau où on l’avait « casé », Bernard avait signifié un malaise et une douleur au-delà de l’imaginable. Lorsque le travail tue…

C’était en 2006. Bernard était un des premiers grands suicidés de la compagnie qui en comptera plus de 30 lors des années suivantes. Un procès qui doit statuer la responsabilité de la compagnie dans cette tragédie s’est ouvert. Alors que faire pour Vincent ? Faciliter l’embauche d’Ève ? Mais en la favorisant, il ferait acte de contrition pour expier les fautes de l’entreprise par rapport à ce père qu’elle n’aura pas eu le temps de connaître ? Ou bien se méfier, voire ignorer sa demande… « Pourquoi garder la trace du malheur ? Pour quelles tristes réminiscences ? », se demande Vincent.

Vincent a du cœur. Il embauche Ève. Reste qu’à partir de ce moment, c’est lui qui ouvre le dossier de Bernard pour tenter de comprendre comment un homme a pu en arriver là. Sa quête commence. Elle le mènera à observer les loups en pleine nuit au cœur d’une forêt glaciale mais aussi à s’opposer à quelques-uns de ses dirigeants pétris de morgue, encore prêts à tout pour purger leurs équipes et maximiser leurs profits.

En cette rentrée littéraire, Beinstingel rappelle la prévalence de la question sociale. Les mots du management changent, mais les principes restent les mêmes. Dans ce roman qui a l’intelligence de ne pas être uniquement à charge, c’est toute la question de notre rapport au travail et à la société qui est reposée. Comment refonder un pacte social ? Sous la contrainte, la fameuse « pression économique », tout homme peut devenir fou ou faible. Personne n’est à l’abri de cette violence-là.

Dernier Travail rend un très bel hommage aux suicidés de France Télécom. L’auteur accomplit un travail romanesque remarquable en creusant l’imaginaire intime de ses personnages. Faire en sorte que l’on comprenne et que l’on n’oublie pas, garder une trace mémorielle du passé, interroger la société, la renvoyer au fondement de son ancestrale violence, interroger ce mystère, c’est aussi la fonction du roman. La rentrée sociale appartient à Beinstingel.


Dernier Travail de Thierry Beinstingel, Fayard, 2022, 256 p.2019. Vincent n’est plus qu’à quelques jours de la retraite. Dans la boîte pour laquelle il travaille, un géant de la téléphonie (on aura vite saisi qu’il s’agit de France télécom devenu Orange depuis), Vincent a le sentiment d’avoir trouvé sa place. Depuis plus de dix ans, il est en charge de la supervision de la...

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