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Moyen-Orient - SÉRIE DE L’ÉTÉ

Badia Massabni, reine déchue de la danse orientale

Bien que souvent laissées dans l’ombre, les femmes ont de tout temps joué un rôle sociétal et politique dans le monde arabe. Certaines, méconnues du grand public, ont même réussi à faire sauter les carcans de sociétés patriarcales conservatrices dans l’espoir de faire changer les choses. Dans notre série « Ces femmes méconnues qui ont secoué le monde arabe », coup de projecteur sur la libano-syrienne Badia Massabni fondatrice, en 1929, du célèbre « casino Massabni », qui deviendra l’un des grands lieux de rencontre du Caire mondain et culturel de l’entre-deux guerres. 

Badia Massabni, reine déchue de la danse orientale

Badia Massabni en odalisque, photo tirée du magazine « Arab Week ». Le Caire, 1960. Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawdé. Photo Abboudi Bou Jawdé via Institut du monde arabe

Les cheveux gris montés en chignon, le buste droit et le regard fier. À 74 ans, presque 75, Badia Massabni est une légende vivante. De l’entre-deux guerre aux années 50, elle a vu défiler dans son établissement du Caire les plus grands, de Farid al-Atrache à Naguib Mahfouz en passant par le roi Farouk. Nous sommes en 1966 et, lorsque la jeune Leila Rustom, un brin timide, lui demande sur un plateau de télévision si elle est mariée, la star ne sourcille pas. « Pas en ce moment, je vis seule », réplique-t-elle. Décrite comme la « doyenne de la danse orientale », la « reine du théâtre » ou encore la « maîtresse de la nuit », la damascène incarne alors tout un monde à elle seule : le magnétisme des capitales arabes, plaques tournantes de l’industrie culturelle régionale dans la première partie du XXème siècle ; les débuts balbutiants du cinéma et un certain vent de liberté, que les régimes autoritaires de la région auront tôt fait de balayer.

Un demi-siècle plus tard, le souvenir de cet univers fantasmé et l’image stéréotypée de la danseuse orientale sont toujours là. Mais le nom de Badia Massabni a presque entièrement disparu. Même lorsqu’il s’agit d’évoquer l’âge d’or de la danse « sharqi », on lui préfère souvent d’autres danseuses – plus jeunes, plus célèbres, plus glamours. Samia Gamal, Tahiyya Carioca, Naïma Akef ou Nagwa Fouad : pour le grand public, elles sont les véritables légendes. Dans leur majorité, ces « divas du belly-danse » sont pourtant passées par les bancs de l’académie de danse fondée en 1929 au Caire par Badia Massabni. C’est elle qui leur apprend à investir la scène et à apprivoiser la caméra à la manière d’une actrice. C’est elle, aussi, qui les invite à bousculer les codes classiques de la danse baladi en osant le mélange, une certaine créativité et une sensualité assumée.

Badia Massabni en tenue de soirée, photo tirée du magazine « Arab Week ». Le Caire, 1960. Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawdé. Photo Abboudi Bou Jawdé via Institut du monde arabe

Artiste polyglotte aux multiples talents – danseuse, chanteuse, musicienne, actrice –, mais aussi femme d’influence décrite comme fascinante et réputée pour son intelligence, Badia Massabni a contribué à façonner le monde du spectacle en faisant émerger une culture du divertissement nouvelle pour la région. Avec la raqsa Badia (la danse de Badia), elle révolutionne la danse orientale en la modernisant – et le revendique. « Elle se présente elle-même comme l’une des premières à avoir osé le mix entre musique arabe et musiques latines », souligne Mariem Guellouz, danseuse, chercheuse et maître de conférence à l’Université Paris-Cité.

Papesse de la danse

Rien, ou presque, ne la prédestinait pourtant à ce destin royal. Les débuts tragiques, à Damas à la fin du XIXème siècle, de cette benjamine d’une fratrie de huit sont loin de l’univers flamboyant des cabarets dansants. Née en 1892 d’une mère libanaise et d’un père syrien – un propriétaire d’une usine de savon qui meurt quelques années après sa naissance –, la jeune Wadiha, de son vrai nom, est violée à l’âge de sept ans. Mais son parcours prend rapidement une toute autre tournure.

Tout commence à la mort de son père, lorsqu’elle part s’installer avec sa mère à Buenos Aires, où elle passera près de huit années. La jeune fille s’imprègne des influences locales. Jazz, rythme latino, rumba : son univers s’enrichit de nouvelles références, qu’elle emportera avec elle à son retour dans sa région natale. « Durant cette période de fin d’enfance et de préadolescence, elle emmagasine un savoir et apprend d’autres danses, d’autres musiques, d’autres langues », explique Mariem Guellouz. De ces aventures outre-Atlantique, elle gardera une ouverture d’esprit et une curiosité qui feront sa « marque » et constitueront plus tard la base de son approche artistique et commerciale.

Badia Massabni, photo tirée du magazine « al-Ithnayn wal dunya ». Le Caire, 1938. Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawdé. Photo Abboudi Bou Jawdé via Institut du monde arabe

De retour au Moyen-Orient, la jeune femme fait un passage par Beyrouth avant de mettre le cap vers le Caire. Nouvellement mariée à l’acteur égyptien Naguib el-Rihani, elle y découvre une vie effervescente. La capitale égyptienne fait déjà office de centre culturel et de chef-lieu régional en matière de musique, de théâtre, de littérature, mais aussi – chose nouvelle – de cinéma. Dans les petits cercles d’initiés que fréquente la jeune femme, les plus grands noms de la scène arabe se mêlent aux écrivains, aux stars internationales et aux Européens de passage.

Le « casino Badia », qu’elle installe place de l’Opéra, en plein cœur de la ville, se fond parfaitement dans ce multiculturalisme ambiant, à la fois avant-gardiste, festif et sélectif. « Il s’agit d’un lieu payant réservé à une élite qui peut se permettre d’aller manger, de boire en extérieur... Mais c’est aussi un endroit imaginé comme un lieu de rencontre entre hommes et femmes de lettres, artistes, intellectuels… », note Mariem Guellouz. À la manière d’un music-hall, on y vient pour se restaurer, pour regarder un spectacle ou simplement pour se fréquenter, entre « gens du monde ». En quelques années, elle bâtit un petit royaume au cœur du Caire, jusqu’à devenir « l’incontestable papesse de la danse et du divertissement », estime Hajer ben Boubaker, historienne et chercheuse indépendante, dans un article publié sur le site en ligne de l’Institut du monde arabe.

« Business model »

Le succès rapide de l’établissement repose en réalité sur un business model qui ne doit rien au hasard. Badia Massabni est certes une artiste, mais la jeune femme a le sens des affaires et « un esprit d’innovation » particulièrement développé, souligne Mariem Guellouz. C’est le secret du « génie Badia » : sur scène, elle fait tout pour satisfaire le client afin qu’il ne se lasse pas et revienne. « Elle a voulu moderniser la danse, mais dans le but de proposer au public quelque chose de nouveau », poursuit cette dernière.

Badia Massabni en couverture du magazine « al-Kawakeb » (Les planètes). Le Caire, 1933. Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawdé. Photo Abboudi Bou Jawdé via Institut du monde arabe

Sa manière de mettre en scène la performance comme un véritable spectacle est inédite. Alors que les danseuses traditionnelles occupent généralement un point fixe dans l’espace, les troupes de Badia évoluent sur toute la largeur de la scène. Les mouvements sont plus libérés, les bras se placent au-dessus de la tête, de nouveaux instruments de musique sont introduits et certains pas sont empruntés à d’autres danses comme le french cancan, le ballet ou le jazz. Bijoux, strass, voiles transparents et tenues dénudées sont aussi au menu. Tout, de la chorégraphie aux costumes en passant par la gestuelle ou la musique, est étudié dans le détail afin d’intégrer l’héritage baladi aux influences extérieures, les techniques de l’époque à celles du passé. L’objectif : surprendre le spectateur.

Cette liberté de ton n’est pas entièrement nouvelle –, mais Badia va plus loin en faisant de cette porosité une marque de fabrique, en « pensant ce mélange et en le revendiquant », explique Mariem Guellouz. Elle fait du corps féminin à la fois un instrument et une source de création capable de se réinventer à chaque performance. En intégrant une académie de danse à son casino, elle accroît également son autorité à toute une nouvelle génération de danseuses. « Les femmes qui viennent chez elle savent danser, mais elle leur apprend comment aller sur scène, faire des chorégraphies et attirer le public… », poursuit la chercheuse. Ses rôles à l’écran achèvent de parfaire son statut d’ambassadrice de la danse orientale. Dans La Reine du music-hall (Mario Volpe, 1936) ou Nuits du Caire (Ibrahim Lama, 1940), elle fait partie des premières à faciliter la diffusion du sharqi à travers le cinéma arabe.

À plus d’un égard, le parcours rocambolesque de Badia Massabni semble tout droit sorti d’un film hollywoodien. La fin de sa vie, moins grandiose, ressemble pourtant à une superproduction qui aurait mal vieilli. La damascène de naissance continue jusqu’au bout à vivre dans l’aisance. Mais la Badia des vieux jours se fait plus discrète et se retire progressivement de la scène artistique. Elle mourra à l’âge de 82 ans, loin des folles nuits égyptiennes, sur les contreforts du Mont Sannine, à Zahlé. Est-ce pour cela que son nom a été en partie effacé des mémoires ? Difficile à dire. Une chose est sûre, si « aucune danseuse ne dira aujourd’hui qu’elle “fait la danse de Badia”», remarque Mariem Guellouz, son esprit a infusé des générations de danseurs et de danseuses après elle. 

Les cheveux gris montés en chignon, le buste droit et le regard fier. À 74 ans, presque 75, Badia Massabni est une légende vivante. De l’entre-deux guerre aux années 50, elle a vu défiler dans son établissement du Caire les plus grands, de Farid al-Atrache à Naguib Mahfouz en passant par le roi Farouk. Nous sommes en 1966 et, lorsque la jeune Leila Rustom, un brin timide, lui demande sur...

commentaires (2)

Erratum. Désolé pour la confusion Khouri - Boustani. Il faudrait dire que la présente rubrique n'est pas sans rappeler celle 'du tendre', surtout en raison des photos d'époque qui l'illustrent. Et toutes mes excuses.

Illico Presto

10 h 16, le 21 août 2022

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Commentaires (2)

  • Erratum. Désolé pour la confusion Khouri - Boustani. Il faudrait dire que la présente rubrique n'est pas sans rappeler celle 'du tendre', surtout en raison des photos d'époque qui l'illustrent. Et toutes mes excuses.

    Illico Presto

    10 h 16, le 21 août 2022

  • A Chtaura (Békaa), dans les années 60 - 70, il y avait une enseigne de vente de produits laitiers portant le nom "Badia Massabni", point d'arrêt obligé des voyageurs vers Beyrouth, pour une 'arouss labné' ou autres délicatesses locales. Cette enseigne a disparu depuis lors. Jamais je n'aurais pensé - et probablement bien d'autres personnes - que le nom de cette enseigne était celui du magnifique personnage décrit dans cet article. Merci M. Boustani.

    Illico Presto

    10 h 11, le 21 août 2022

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