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Culture - Livre

Téta, sa petite bonne et tout ce qui s’ensuit, sous la plume de Jean-François Chabas

« Ma petite bonne » est un roman de littérature de jeunesse, paru cette année aux éditions Talents Hauts, dans la collection « Les Héroïques ». Le lecteur est plongé dans les aventures et les transformations d’une famille libanaise qui vient d’« acheter » une jeune domestique éthiopienne, Ife.

Téta, sa petite bonne et tout ce qui s’ensuit, sous la plume de Jean-François Chabas

Jean-Francois Chabas, un auteur particulièrement sensible à la cause féministe. Photo DR

Si la pyramide sociale libanaise connaît actuellement de grands bouleversements, la question délicate de celles que l’on appelle les « bonnes » semble toujours d’actualité. Quel que soit le traitement qu’elles connaissent au sein des familles dans lesquelles elles travaillent, leur statut légal, l’application de la kafala et leur incapacité à défendre leurs droits les placent dans une situation de grande vulnérabilité. Le roman de Jean-François Chabas se situe en 1993, au lendemain d’une guerre encore très présente dans la réalité des personnages. Il met en scène l’arrivée d’Ife dans une famille d’Achrafieh et la grande variété des réactions qu’elle suscite.

Face à sa nouvelle employée, Téta est déçue par la noirceur de sa peau et par ses tatouages ; la narratrice de 17 ans, Nada, semble adhérer à cette aversion, au grand dam de l’adulte qu’elle est devenue. « Si cette jeune fille avait touché à mon savon spécial pour peau jeune, je n’aurais plus osé m’en servir. Pourquoi n’avions-nous pas eu droit à une bonne sans tatouages et plus propre ? (…) Sûrement, Téta avait dû choisir le prix le plus bas dans le catalogue. (…) De quoi ma grand-mère pouvait-elle se plaindre en ayant choisi une Éthiopienne ? Tout le monde savait qu’elles étaient moins bien. » Le jeune frère de Nada, Habib, parvient rapidement à tisser des liens avec la jeune travailleuse immigrée, conscient de sa fragilité. D’autres personnages à la fois juste et réussis sont impliqués dans le parcours de cette famille en pleine mutation, comme le petit ami phalangiste et misogyne de Nada ou bien sa tante, Zaza, qui connaît une carrière de danseuse trépidante, ce qui la place au ban de la société.

Ce récit réaliste illustre une prise de conscience progressive de l’inanité des castes par une écriture vive et alerte, truffée de détails signifiants et d’exclamations libanaises emphatiques, comme les teslamilé, esmessalib ou dakhilik qui rythment le texte. Le passage qui relate l’évasion organisée de l’alter ego philippine d’Ife, qui travaille chez un voisin député et qui est enfermée depuis plusieurs jours, est particulièrement savoureux. Finalement, c’est la réalité des êtres, de leur personnalité et de leur force morale qui semble prendre le dessus dans le cheminement existentiel des personnages, rendant caduques les velléités d’appartenance à tel ou tel milieu. La vieille Téta, dont les remarques acerbes ont une dimension comique, devient attachante dans son élan fraternel final, et la jeune Ife acquiert une forme de visibilité et un espace d’expression au sein de la famille, mais surtout dans le tissu narratif.

La couverture de l’ouvrage.

L’âpreté de la réalité et la féerie des idéaux

Jean-François Chabas confie que le projet d’écriture de ce roman est ancien. « Je fréquente des Libanais depuis plus de trente ans. À l’époque, ma compagne fréquentait des Aboudhabiens qui se comportaient d’une manière très humiliante avec leurs domestiques. Comme il est précisé sur la quatrième de couverture, cette problématique concerne le Moyen-Orient en général, et elle peut se décliner en Occident sous différentes formes. Je me suis toujours dit qu’un jour j’écrirais autour de cette question. Ma compagne est libanaise et elle est pour une part la narratrice ainsi que la danseuse un peu délurée de l’histoire. Elle travaillait pour la télévision libanaise et a fait de nombreux spectacles au Liban et en Syrie, d’ailleurs l’épisode de violences que subissent les danseuses dans le roman est véridique, comme la plupart des anecdotes relatées », précise l’écrivain, dont le texte met en valeur des personnages pas forcément bien perçus dans la société libanaise, les danseuses, mais aussi les homosexuels, les handicapés… L’auteur confirme être particulièrement sensible à la cause féministe. « Ma mère a beaucoup souffert de violences et j’ai très tôt été sensible à cette question. Certains hommes considèrent les hommes féministes comme des traîtres, ce qui n’a aucun sens », poursuit-il fermement.

On pourrait reprocher aux premières évocations d’Ife une tendance à l’angélisme, même si le personnage s’incarne au fil des pages. Selon l’auteur, cela peut être lié à une inclination éditoriale globalement politiquement correcte. « Cela fait trente ans que j’écris pour la littérature de jeunesse et c’est un combat quotidien car dans ce milieu, on a tendance à être très donneur de leçons. Ce n’est pas le cas des gens de Talents Hauts, dont l’approche est plus intelligente. Ce travers s’est aggravé ces dernières années : si vous traitez du racisme dans un roman, il faut que vos personnages noirs ou arabes soient dépeints de manière angélique, sinon on vous reprochera le mal que vous voulez dénoncer. Le racisme, l’homosexualité ou les transgenres sont des sujets brûlants et il devient de plus en plus difficile de les traiter. J’ai essayé de le faire sans manichéisme. Lorsque j’ai écrit sur les Aborigènes, on m’a reproché de les présenter comme étant enclins à la boisson, cette situation est dangereuse car on s’éloigne de la réalité pour entrer dans un domaine fantasmé où il y aurait les méchants racistes d’un côté et les gentilles victimes de l’autre », met en garde Jean-François Chabas. « J’ai un peu exagéré les vertus d’Ife car je voulais que ce soit un beau personnage. Et puis j’ai longtemps travaillé dans la sécurité, j’ai côtoyé des jeunes filles d’Éthiopie et d’ailleurs menant des existences de labeur. J’ai souvent été frappé par leur bonté, leur force de caractère et leur dignité », enchaîne le romancier, qui a su camper des personnages complexes et attachants. « Dans les dernières pages, la vieille dame qui a été raciste toute sa vie finit par traiter sa domestique comme une personne de la famille, et elle lui embrasse la main : heureusement que l’humanisme permet parfois de transcender les clivages sociaux, qui existent partout », se réjouit celui qui est régulièrement invité à des Salons pour présenter son livre, ainsi que le précédent, Laïka est revenue (éditions du Rouergue, 2022), qui est un roman fantastique.

Les lecteurs qui avaient apprécié La Fée des maamouls (Magnard jeunesse, 2016) retrouveront avec plaisir un nouveau récit de Jean-François Chabas, qui allie avec délicatesse l’âpreté de la réalité et la féerie des idéaux.

La collection « Les Héroïques » publie des romans historiques mettant en scène des personnages rarement mis en valeur, ce qui est particulièrement réussi dans Ma petite bonne, qui a été édité en partenariat avec Amnesty International.

Si la pyramide sociale libanaise connaît actuellement de grands bouleversements, la question délicate de celles que l’on appelle les « bonnes » semble toujours d’actualité. Quel que soit le traitement qu’elles connaissent au sein des familles dans lesquelles elles travaillent, leur statut légal, l’application de la kafala et leur incapacité à défendre leurs droits les...

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