Critiques littéraires Version originale

Je serai ton miroir

Je serai ton miroir

Aja et Thorgy Thor, 2017. D.R.

uand Paris Is Burning prend fin en 1989, on a du mal à réaliser que les premières images du documentaire séminal de Jennie Livingston n’avaient été tournées qu’à peine deux ans auparavant. Deux années durant lesquelles la culture des bals de drag et la myriade de subcultures gay new-yorkaises avaient acquis une visibilité qu’on croyait à l’époque devenue presque institutionnelle, jusqu’à faire l’objet d’un prime time au Joan Rivers Show.

 

Mais tout se passe comme si cette visibilité était en soi une victoire qui se suffisait à elle-même, et le mouvement va alors se rétracter, à mesure que Manhattan se gentrifiait vers la fin du siècle dernier. Nicole Pasulka, activiste et journaliste qui écrit sur les questions de genre, notamment dans Harper’s, Vice et The Believer, emménage à New York en… août 2001. C’est peu dire que les dix années qui suivent sont définies par le trauma et l’anxiété consécutifs aux attentats du 11 septembre 2001 et par la normalisation de nombreux quartiers, qui va aller de pair avec le refus des marginaux et des créatifs. Soudain, le New York effervescent et hédoniste donne l’impression d’être devenu une chose du passé.

C’était compter sans le génie de cette ville, dont chaque époque porte le deuil de la précédente, tout en arrivant à réinventer une nouvelle façon d’être, autour d’un centre de gravité sans cesse mouvant. Dans son How You Get Famous: Ten Years of Drag Madness in Brooklyn, Pasulka réussit à relater de manière à la fois rigoureuse et ludique le tournant des années 2010, quand soudain la scène drag offre à toute une série de jeunes l’occasion de se faire connaître, de faire connaître leurs noms, de devenir des légendes et, au bout du compte, même si ce n’était pas leur intention première, de changer la société. Elle le fait au terme de centaines d’interviews avec toute une série de figures qu’on va suivre au fil de leurs performances, de toute une série de petites histoires vécues à cent à l’heure et qui finissent par révéler la grande.

 

Il y a là Aja, le personnage central de ces pages qui, à 17 ans, malgré ses cicatrices, sa respiration lourde et sa démarche hésitante, trouve sa voie dans les clubs, et finit par fonder sa propre maison, la Haus of Aja, et devenir la rappeuse Aja LaBeija. Ou Thorgy Thor, à l’imagination débordante, et venant d’une formation classique de piano et de violon. Ou encore Merry Cherry, qui traîne son ennui et son surpoids dans une entreprise banale de Berkeley avant de percer à Williamsburg et devenir en pratique la fondatrice de la communauté drag de Brooklyn. Ou Veruca la’Piranha, l’autoproclamée « première drag queen à interpréter une chanson de Lady Gaga ». La plupart vont briller dans le RuPaul’s Drag Race, ce reality show diffusé sans discontinuer depuis 2009 et qui est devenu un phénomène de société. Mais la scène locale, à Brooklyn, était bien plus irrévérencieuse, en roue libre et avant-gardiste que tout ce qui pouvait bien passer à la télévision.

 Ces figures vont accélérer l’évolution de la société, ainsi par exemple de la façon de se présenter: en choisissant le pronom par lequel on souhaite être désigné (« he/she », « il/elle », « iel » – désormais dans le Robert –, etc.), c’est une véritable révolution langagière qui se met en place. Qu’on l’approuve ou pas, elle renvoie dans tous les cas à une forme basique de respect, qui consiste à considérer l’autre de la manière dont il veut être considéré. À cet égard, toutes les identités de genre et toutes les présentations sont valables ; la liste des formes non binaires s’allonge tous les jours et trouve justement une de ses origines dans le milieu drag.

 

Quand en 2019, Hugh Ryan publiait When Brooklyn Was Queer, couvrant la période de 1850 à nos jours, c’est en fait une histoire de la ville qu’il avait fini par raconter, tant il est vrai qu’on ne peut pas faire l’histoire d’un lieu sans faire l’histoire de sa sexualité, et que toute histoire de la sexualité n’est bien entendu pas l’histoire de la norme mais de la marge. Précisément de la même manière, en faisant l’histoire d’un aspect de notre époque, Pasulka finit par livrer une histoire de l’Amérique.

 

Ces années 2010 sont des années où les questions LGBTQIA+ acquièrent une visibilité sans précédent dans la culture et la politique américaines, des années où la queerness commence à se vivre sans excuse, sans remords et avec fierté –, même si tant reste encore à faire. Toute une subculture devient désormais au premier plan, sans pour autant perdre de sa pertinence.

 

Le message qui, en creux, finit par être renvoyé au reste de la société, c’est que tout part d’un jeu de rôle ; que chaque personne qui passe dans la rue joue, consciemment ou pas, elle aussi un rôle, un rôle assigné à la naissance, ou bien un rôle choisi ; que le costume n’est pas une spécificité de drag ou de ballrooms, mais que, au fond, tout est costume.

 Il y a, dans l’énergie des heures étirées du bal, un sens incroyable de la célébration, du possible, du rêve, qui va de pair avec un sens de l’humour ouvertement cabotin, volontairement exagéré, voire outrancier, pour déboucher au final sur une expressivité extraordinaire, un sentiment de triomphe, sur quelque chose d’invisible qui s’apparente peut-être à de la grâce. Quand, pour l’espace d’un moment, ou pour toute une soirée, ou pour toute une vie, on peut être qui on veut. Cette idée que c’est à nous de choisir, cette idée que, quel que soit notre choix, il y aura toujours une communauté pour nous accueillir, nous accepter, pour déployer non pas ce qu’elle attend de nous, mais justement l’absence d’attente. Cette idée fondamentalement révolutionnaire que le jugement asservit, et que c’est précisément l’absence de jugement qui libère. Dans leurs plus grands moments, le bal et la scène drag sont ce pur espace de liberté.

uand Paris Is Burning prend fin en 1989, on a du mal à réaliser que les premières images du documentaire séminal de Jennie Livingston n’avaient été tournées qu’à peine deux ans auparavant. Deux années durant lesquelles la culture des bals de drag et la myriade de subcultures gay new-yorkaises avaient acquis une visibilité qu’on croyait à l’époque devenue presque...

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