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Culture - Livre

Le plaidoyer d’Orsenna pour « le grand enrichissement, au-delà du grand remplacement »

En février 2022 est paru aux éditions Stock « Les Mots immigrés », un ouvrage d’Erik Orsenna et de Bernard Cerquiglini, illustré par François Maumont. Le lecteur est d’emblée emporté dans les pérégrinations des protagonistes que sont les vocables français, à travers les siècles et les civilisations.

Le plaidoyer d’Orsenna pour « le grand enrichissement, au-delà du grand remplacement »

« Pourquoi se priver d’un plaisir gratuit ? » se demande Erik Orsenna. Philippe Matsas/Stock

Le contexte de départ est rocambolesque : au cours du traditionnel débat présidentiel de l’entre-deux-tours en France, l’un des candidats exprime sa défiance face à une montée de l’immigration qu’il considère comme la source de tous les maux. « Puisque, madame, vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons, en signe de solidarité, décidé aujourd’hui de commencer une grève illimitée. » Et de poursuivre. « Ne vous inquiétez pas, il vous reste les mots de pure origine gauloise, par exemple boue, glaise, cervoise, tonneau, chemin, ruche, sapin… » Ce sont donc les mots eux-mêmes qui prennent l’initiative de réagir et d’évoquer leur histoire. Si Erik Orsenna raconte la langue dans toute la magie de ses méandres sémiotiques, le linguiste et membre de l’Oulipo Bernard Cerquiglini y ajoute le fondement scientifique, dans ses aspects parfois les plus inattendus. Le récit reprend les différentes étapes de la construction de la langue française, ses apports gaulois, romains, francs, arabes, italiens, anglais etc., sans oublier les enrichissements plus ponctuels à travers les langues régionales et d’autres cultures.

L’académicien Erik Orsenna fait remonter sa passion pour les mots à l’enfance. « Ma mère me racontait des histoires de monarchies, car elle aimait les rois et les reines ; avec mon père, il s’agissait de récits autour de la mer, de sous-marins, de pirates, car il était marin de réserve dans l’aéronavale. Et mon grand-père, d’origine cubaine, me relatait des histoires sud-américaines. J’ai écrit tous les jours de ma vie dès l’âge de huit ans. Les mots sont mes alliés, ils constituent ma volière. Ils sont là, mais je les laisse voler où ils veulent, et ils reviennent de temps en temps. J’ai choisi de ne pas être professeur de français mais plutôt d’économie parce que je ne voulais pas enseigner ma passion, et je voulais comprendre le monde », confie l’auteur de La Grammaire est une chanson douce avec enthousiasme. Cet ouvrage, toujours très prisé aujourd’hui, a été écrit sous forme de conte, pour revaloriser une discipline devenue jargonnante au goût de l’auteur. « Quand mes enfants ont eu une dizaine d’années, j’ai eu le sentiment qu’on avait oublié à l’école le plaisir de la rédaction et de l’apprentissage par cœur. On m’avait conseillé de ne pas utiliser le mot “grammaire” dans le titre, résultat : un million d’exemplaires et chaque année 100 000 exemplaires dans les classes ! » poursuit avec fougue cet amoureux des mots qui participe régulièrement à des lectures à la prison de la Santé avec l’association Lire pour s’en sortir.

Erik Orsenna apprécie le travail en équipe. « Je suis marin et je travaille en équipage, avec des personnes plus savantes que moi. Avec Bernard Cerquiglini, ça a été un vrai bonheur. Lui, c’est un savant, je suis un enthousiaste : il sait et je raconte ! »

La couverture de l’ouvrage.

« Plus de mots français d’origine arabe que d’origine gauloise »

Les Mots immigrés peut se lire comme un plaidoyer, avec une posture assumée de contrepied linguistique face à la xénophobie. « Vous ne pouvez pas imaginer la violence des attaques de certains lorsque je dis partout qu’il y a beaucoup plus de mots d’origine arabe dans la langue française que d’origine gauloise. Ce sont les mêmes qui disent que Pétain a sauvé les juifs : ils ont une vision de la France qui est fausse, et ils cultivent la haine. Notre livre est très politique, il parle du grand enrichissement plutôt que du grand remplacement », explique le lauréat du prix Goncourt 1988, qui revendique les aspects pluridimensionnels de l’enrichissement linguistique. « Les mots immigrés ouvrent une fenêtre sur une civilisation différente. Ainsi, l’Angleterre a été très importante pour la démocratie, elle l’a inventée avant nous, et nous avons hérité, avec leurs mots, de la démocratie. Au fond, les mots sont des êtres vivants et il n’y a rien de plus faux que la phrase de Descartes “Je pense donc je suis” : on peut très bien être sans penser », suggère l’écrivain. « On voit bien avec les virus que les êtres humains n’ont pas le monopole du vivant, or j’explore toutes les formes du vivant, dont les mots. Ce sont des concentrés d’inventions et ça m’amuse de les considérer un peu comme des oiseaux, qui viennent faire des phrases et qui s’en vont, pour aller faire ailleurs d’autres phrases », suggère Orsenna.

Dans le monde contemporain, une dialectique semble se dessiner entre mondialisation et régionalisation. « La grande vague qui domine le monde est celle de l’argent qui, selon la formule de Marx, est “l’équivalent général”, c’est tout et n’importe quoi, comme la musique d’aéroport ou les films de Walt Disney. Ce phénomène est marqué par le fast food en gastronomie, qui se répand partout et est indifférencié. »

« Linguistiquement, ce n’est pas l’anglais mais le globish qui se répand, au service de l’argent. On se bat – sans succès d’ailleurs – pour la biodiversité, mais pas pour cette diversité-là, or la diversité, c’est la vie », revendique l’écrivain. « J’habite en Bretagne, et si je ne parle pas le breton, il me suffit de l’entendre pour que ça me parle plus de la mer que le français. Une langue qui s’éteint, c’est pire qu’un animal dont l’espèce disparaît, car c’est tout un univers qui est anéanti. Comme me disait mon grand-père, le rationnel n’épuise pas le réel, ce qui peut être à la fois positif et très dangereux », constate Orsenna, qui a su transcrire la dimension magique des mots dans son texte. « Ma morale est celle du plaisir, alors j’encourage à pratiquer la langue, à la chanter, à la réciter, pourquoi se priver d’un plaisir gratuit ? Pourquoi rendre la vie moins vivante que ce qu’elle pourrait être ? Je déteste cette paresse de vivre ! Mon prochain livre concerne d’autres êtres vivants, les fleuves. Pour préserver, il faut s’émerveiller, et pour cela, trouver des personnages : chaque rivière est un être vivant », conclut-il, en rappelant que les trois verbes qui résument sa démarche sont : émerveiller, alerter, proposer.

Dans un de ses contes, Orsenna avait imaginé le drame de Dom Juan qui se réveillait et constatait que toutes les femmes étaient pareilles. Avec Les Mots immigrés (Stock), c’est l’épaisseur historique, culturelle et sémantique des migrants de la langue française qui est célébrée, dans un texte à la fois clair, érudit et joyeux.

Le contexte de départ est rocambolesque : au cours du traditionnel débat présidentiel de l’entre-deux-tours en France, l’un des candidats exprime sa défiance face à une montée de l’immigration qu’il considère comme la source de tous les maux. « Puisque, madame, vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons, en signe de solidarité,...

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