On les connaît parfois depuis l’enfance. Ensemble on a grandi, fait les quatre cents coups et passé de nombreuses années de notre vie, les plus belles...
On se voyait tous les jours ou presque, on traînait ensemble toute la journée et on ne pensait pas, avant que ça n’arrive, avant que le projet ne naisse dans leur esprit ou que les circonstances ne les y contraignent, qu’ils vivraient un jour à trois, quatre, dix heures de vol sur un autre continent et que ce serait d’eux, nos meilleurs amis, que nous priveraient ces autres faucheuses que sont devenues l’expatriation et l’émigration.
D’abord, c’est un seul. Puis l’autre part aussi. Du côté de vos amis moins proches, c’est pareil. Ils s’en vont l’un après l’autre à une vitesse effrayante, et tout d’un coup, vous vous retrouvez seul, avec les rares autres qui sont restés et qui ne préparent pas leur départ, c’est-à-dire une ou deux personnes.
Très souvent, vous passez par leur rue sur laquelle vous pourriez presque conduire les yeux bandés tellement vous l’avez empruntée. Vous passez devant leur immeuble ou leur maison où ils ne sont plus depuis longtemps. Puis vous allez au café, au bar, à tous ces endroits que vous fréquentiez ensemble et où vous allez maintenant sans eux. Parfois, vous leur envoyez des photos. Ça doit leur faire plus de peine qu’autre chose.
Puis vous vous surprenez parfois à parler d’eux au passé. Vous vous êtes habitué à leur absence, et avec tous les soucis du quotidien dans ce pays, vous n’avez pas le loisir d’être nostalgique plus de quelques minutes.
Avec le temps, les liens, bien que toujours indéfectibles, se distendent. Quand ils étaient là, vous vous parliez tous les jours. Pareil les premiers temps qui ont suivi leur départ. Ils vous racontaient leur arrivée dans leurs pays d’accueil, vous vous enquériez d’eux, ils s’enquéraient de vous. Petit à petit, les appels se font mois fréquents puis deviennent rares et plus courts.
Et un beau jour, le plus souvent pour les fêtes ou en été, ils reviennent.
Parfois, vous êtes prévenu à l’avance de leur retour et parfois, ils vous en font la surprise quand vous vous y attendez le moins.
Ils bousculent votre routine, votre quotidien, votre emploi du temps. Même si, contrairement à eux, vous n’êtes pas en vacances, vous devez leur donner la priorité parce qu’ils ne restent pas longtemps, que vous ne vous êtes pas vus depuis une longue période et que vous ne vous reverrez probablement pas avant longtemps non plus.
Pour les mêmes raisons, parfois sans même que personne ne l’exprime, vous-même, comme eux, sentez peser cette obligation de rentabiliser, d’optimiser la durée de leur séjour (souvent trop court). Quand ils étaient là, vous ne faisiez que perdre votre temps à ne rien faire ou pas grand-chose. Et maintenant, vous devez, en l’espace d’une semaine, aller à la montagne, à la mer, à telle boîte et tel restaurant où vous aviez vos habitudes quand ils vivaient encore là, ou à tel et tel autre endroit qui ont ouvert après leur départ.
Si vous avez de la chance, ils rentrent à peu près au même moment, et ça vous fait des retrouvailles au complet tout en vous évitant l’épuisement. Malheureusement, bien souvent, l’un rentre quand l’autre vient à peine de repartir, et retrouvailles et départs se succèdent et s’enchaînent toute la saison à un rythme qui varie en fonction de plusieurs facteurs, tels que le nombre de vos amis qui reviennent, la fréquence de vos rencontres et l’état de vos relations quand ils vivaient encore là, votre disponibilité, etc.
Ils sont là maintenant, avec vous. Vous êtes heureux de les retrouver, mais ce bonheur a un goût un peu amer, parce que vous le savez provisoire.
Vous les observez attentivement, en essayant de deviner le moindre changement dans leurs traits, leur comportement, leurs manières, leur diction, leur façon de penser et de voir les choses. Vous vous demandez si l’étranger a déteint sur eux et si c’est le cas, à quel point.
Puis vous allez à la montagne, à la mer, à cette boîte et ce restaurant où vous aviez vos habitudes quand ils vivaient encore là, à tel et tel autre endroit qui ont ouvert après leur départ...
Le temps passe vite, et à peine sont-ils rentrés qu’il faut déjà leur dire au revoir. Vous les voyez une dernière fois avant qu’ils ne partent, les conduisez parfois vous-même à l’aéroport, le plus souvent aux premières heures du jour.
Ils repartent... Et vous rentrez chez vous, de nouveau seul dans votre pays qui s’est vidé de la plupart de vos amis, avec la vague impression d’être le gardien ou concierge d’une résidence secondaire.
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Très bel article! Poignant de vérité!
16 h 56, le 23 juillet 2022