Critiques littéraires Version originale

Et notre solitude est une île déserte

Et notre solitude est une île déserte

D.R.

Il y a, au mitan de Shoplifters, le film de Hirokazu Kore-eda, une scène bouleversante, qui en constitue le tournant : c’est le moment où cette famille de marginaux, famille recomposée de-ci de-là, décide de garder avec elle la petite Yuri, après avoir compris les abus qu’elle subissait dans sa famille d’origine. Pendant que Sakura Andô la peigne après le bain, elle lui explique alors ce qui peut paraître comme une évidence : « Si quelqu’un te frappe et te dit qu’il le fait parce qu’il t’aime, c’est un menteur. »

Cette idée simple est un des points de départ de la réflexion de bell hooks (elle insistait sur les minuscules, comme une façon de mettre en avant ses idées plus que sa personne) dans All About Love : New Visions, publié en 2000, non encore traduit (!), et qui caracole depuis la disparition de l’auteure en décembre 2021 dans le peloton de tête des meilleures ventes outre-Atlantique : c’est au sein de la famille d’origine que, dès le plus tendre âge, la frontière se brouille entre négligence et réconfort, petite humiliation et encouragement, abus et soin, entre discipline et punition. C’est d’abord là que s’installe le mensonge absolu de cette phrase supposée tout justifier : « I'm doing this because I love you. » (« Je fais ça parce que je t’aime. »*) Se met alors en place une chaîne appelée à se perpétuer, que Simone Weil définit de façon implacable quand elle explique que la douleur et la souffrance sont une sorte de monnaie qui passe de main en main jusqu’à arriver un jour chez quelqu’un qui les reçoit et les garde pour soi, et réussit à ne plus les transmettre.

Mais il n’y a pas que la communauté d’origine. C’est toute la culture d’aujourd’hui, singulièrement celle des millenials, qui est plus généralement cynique sur la question de l’amour, « and that cynisism has come from the pervasive feeling that love cannot be found » (« et ce cynisme vient du sentiment omniprésent que l'amour est introuvable »*). Parler de l’amour avec intensité peut être perçu comme faible, irrationnel, ou fleur bleue, même si la peur de l’amour qui en résulte n’est que le masque de cœurs trahis. À l’appui de ses développements, hooks cite abondamment des essais contemporains majeurs, dont le classique de 1981 When Bad Things Happen to Good People du rabbin Harold Kushner : « (…) they will grow up looking for intimacy without risk, for pleasure without significant emotional investment. They will be so fearful of the pain of disappointment that they will forgo the possibilities of love and joy. » (« (…) ils grandiront en recherchant l'intimité sans risque, le plaisir sans investissement émotionnel significatif. Ils seront si craintifs de la douleur de la déception qu'ils renonceront aux possibilités de l’amour et de la joie. »*)

En faisant de la nécessité de plaire et de séduire un des fondements du fonctionnement social, amplifié aujourd’hui par les réseaux sociaux, et de la nécessité de faire d’abord plaisir aux autres la source de toute gratification, c’est tout le système qui promeut d’abord le mensonge à soi-même, tant et si bien que faire plaisir finit par couper de ses propres sentiments. La bataille qui est engagée est alors d’abord entre soi et soi-même, pour vivre de manière intègre, en fonction de ses convictions et de ses sentiments profonds, et aspirer à une paix intime qui est la condition première de la disponibilité.

Mais alors « love », verbe ou nom ? La question ne se pose formellement qu’en anglais, mais au fond dans toutes les langues, et c’est toujours la même clé et la même distinction : aimer, c’est une intention mais d’abord une action, une volonté active de se dépasser dans le but de favoriser dans le même mouvement son propre développement et celui d’autrui, et une croissance mutuelle, qui peut recouvrir une dimension spirituelle. On passe alors du « I think I’m in love » (« Je crois que je suis amoureux »*) à « I am loving » (« J’aime »*). Qu’on y pense : si l’amour est une action (ou une émotion participative, ce qui revient au même), une action à laquelle personne n’est forcé, alors on devient immédiatement responsable et redevable, d’égal à égal. Qu’il n’y ait pas d’amour mais que des preuves d’amour est la seule manière de remettre à plat l’impasse sur laquelle débouche le « falling in love », le « tomber amoureux », cette chute qui indique tout à la fois une peur, une fascination et une sidération.

Dans son premier roman The Bluest Eye, publié en 1970, Toni Morrison stigmatisait l’amour romantique comme « one of the most destructive ideas in the history of human thought » (« l'une des idées les plus destructrices de l'histoire de la pensée humaine »*), l’amour romantique c’est-à-dire l’idée qu’on vient à l’amour sans volonté et sans capacité de choisir, et qui fait écran à la possibilité d’aimer de manière active.

Ces idées précieuses sonnent peut-être aujourd’hui comme des certitudes, mais bell hooks est parmi les premières à les avoir formulées. Elles permettent de déboucher sur une de ses thèses majeures : les premières victimes du patriarcat tel qu’il est perpétué par les hommes, mais aussi par les mères sexistes, sont les jeunes garçons, à qui on apprend dès le plus tendre âge à ne pas pleurer, à ne pas exprimer leurs douleurs, leurs sentiments, leur solitude ou leur souffrance, et au final à masquer leurs véritables sentiments. On est là à la source de dysfonctionnements majeurs, ce mensonge à soi-même qui se développe plus tard en mensonge à leurs partenaires, et qui est à la source d’adultes coupés de leurs propres émotions, autocentrés et masquant leur vide intérieur.

L’amour est un choix contre la peur de l’autre, la peur de la différence, qui ne devient alors plus une menace mais une chance, une chance de se retrouver dans ce qui n’est pas soi. C’est qu’il n’y a pas d’île déserte, personne n’est seul sur Mars. Nous ne sommes pas seuls.

Combien, non en fait comment je t’aime, je pourrais te conter les façons, te raconter les manières. Te montrer les pourquoi. Te dire les parce que. Parce que.

*notre traduction

Il y a, au mitan de Shoplifters, le film de Hirokazu Kore-eda, une scène bouleversante, qui en constitue le tournant : c’est le moment où cette famille de marginaux, famille recomposée de-ci de-là, décide de garder avec elle la petite Yuri, après avoir compris les abus qu’elle subissait dans sa famille d’origine. Pendant que Sakura Andô la peigne après le bain, elle lui explique...

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