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Culture - Le grand entretien du mois

Assadour : La peinture, c’est au-delà des mots, et bientôt, je vais regretter ce que je viens de dire...

Sa riche carrière d’artiste s’étend sur plus d’un demi-siècle de créativité et de labeur depuis 1964, date à laquelle Assadour Bezdikian – qui s’est illustré sous son simple prénom – a quitté Beyrouth et s’est installé à Paris. À 78 ans, maître absolu de son art, fêté partout, et couvert de lauriers et de prix, il vient de recevoir un retentissant hommage au Oasthaus Museum Hagen en Rhénanie de Nord-Westphalie, en Allemagne, à travers ses diverses expressions de gravure, gouache, aquarelle, acrylique et huile. Un hommage sous le titre de « Spuren und Wege » (Itinéraires et traces) où l’on retrouve les scintillements d’une œuvre aussi mystérieuse et secrète que brillante. Dans le même sillage du rapport avec le temps, l’espace et la condition humaine, pour un besoin de transparence et de révélation, « L’OLJ » braque les projecteurs sur l’homme et la genèse de l’œuvre en cette interview fleuve et exclusive pour tenter de gommer les zones d’ombre...

Assadour : La peinture, c’est au-delà des mots, et bientôt, je vais regretter ce que je viens de dire...

Assadour dans son atelier. Photo d’archives

Comment est venu cet amour pour la peinture et comment est née votre carrière d’artiste, aujourd’hui internationale ?

J’ai commencé à dessiner avant de parler, comme tous les enfants… Par contre, la plupart des enfants, en grandissant, cessent de dessiner, mais moi, j’ai continué. J’ai été piégé par la peinture qui est devenue ma philosophie de vie. Quand je dis peinture, je voudrais dire une façon d’être, de penser, de s’exprimer, de donner un sens à sa vie. (NDLR : Mais il reste) beaucoup de points de suspension et d’hésitation : quand on parle de la peinture, tout se complique. La peinture, c’est au-delà des mots… Bientôt, je vais regretter encore une fois tout ce que je viens de dire…

Vous avez connu le Beyrouth d’antan, celui de l’opulence, du cosmopolitisme et de la liberté. Pouvez-vous nous en parler ?

J’étais un peu loin de tout ça. J’étais quelqu’un de renfermé. J’avais besoin avant tout d’indépendance, je rêvais de voyager, je rêvais d’ailleurs… Je n’ai pas eu une jeunesse comme les jeunes de mon âge.

Pourquoi avoir quitté le pays natal alors que la « dolce vita » battait son plein ? Pour quelle urgence ?

Côté famille, ça n’allait pas. Études non plus. J’étais nul en maths. Dans ma famille, l’atmosphère était pesante… Et ce sentiment vous pèse et vous poursuit toute votre vie.

Votre installation à Paris est-elle le fruit du hasard ou un désir, une volonté d’être dans une ville au rayonnement particulier ?

Autrefois, en Europe, les artistes rêvaient d’Italie. C’était un passage obligé pour tous les arts et pour tous les artistes. À Beyrouth, les artistes rêvaient de Paris et partaient pour Paris. Comme j’avais déjà été en Italie en 1962/1964, en tant que boursier de l’Institut culturel italien, j’ai décidé d’aller à Paris, en 1964, grâce à une bourse du gouvernement libanais. Ma vie s’est faite à Paris et j’y suis encore.

Assadour, un artiste énigmatique et secret, comme son œuvre. Photo DR

Votre atelier à la rue du Dragon à Saint-Germain-des-Prés a les allures d’une légende. En quels termes l’évoquer ?

J’ai passé de longues années à Saint-Germain-des-Prés : les beaux-arts, les galeries, les librairies. Quand je m’en éloignais un peu, c’était pour y revenir très vite. J’ai vécu de longues années dans la rue du Dragon. Mais celle que j’ai connue n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Ma rue du Dragon était celle d’avant le tourisme de masse et de la globalisation, qui ont malheureusement tout transformé et banalisé.

Vos gravures, votre peinture et vos dessins ont marqué une nette évolution depuis plus d’un demi-siècle. Comment suivre cette courbe ascendante ? Et cet engouement de plus en plus profond du public ?

Dans les années 70, il y avait un réel engouement pour le papier, les multiples. Le dessin était redevenu important. Il y avait eu un retour à l’image, aux fondamentaux. L’enthousiasme du public, de la critique et du marché, c’est comme la météorologie, ça change. Le monde change et la mode se démode. Pour pouvoir continuer et réaliser ce qu’on a en soi, il faut rester le plus loin possible des actualités.

À quel moment la couleur a-t-elle fait irruption dans vos toiles et pour quelle raison, quels besoins esthétiques ou personnels ?

Les couleurs ont leur sonorité. Couleurs ? Nuances ? Valeurs ? Tonalités ? Couleurs sonorité ? Couleur symbole ? Couleur politique ? Couleur musique ? Kandinsky, qui était aussi musicien, a beaucoup parlé de la couleur, de la musique et de tant d’autres choses. Les couleurs ont leurs « formes » : couleur froide et couleur chaude. Il faut les regarder et les écouter. « L’œil écoute », dit-on. Mais quoi ? Les voix du silence (Malraux). En ce qui concerne la couleur ou l’absence de couleur, cela correspond à des envies. Il y a des moments où j’ai envie d’étaler du rouge, alors je mets du rouge. Le rouge appelle une autre couleur, et ainsi de suite. À la fin, le tableau devient autre chose. Le rouge a complètement disparu ! Ça dépend de l’humeur du moment. Sauf pour les théoriciens et les professeurs (qui savent d’avance ce qu’il faut faire).

Assadour à « L’OLJ » : « Je trouve que le chiffon qui me sert à nettoyer mes pinceaux est plus intéressant que l’œuvre elle-même. » Photo DR

Du cheval fessu aux jarrets puissants, entre Pégase et la redoutable arme de guerre de Troie (gravure de 1967), aux attractions sophistiquées et d’une hallucinante minutie, votre univers artistique est-il un témoignage historique ou une vision onirique et surréaliste ?

Vision artistique ? Création ? Inspiration ? Les mots ne veulent plus dire grand-chose. On est dans son travail et les choses viennent ou pas. Quand je n’ai pas d’« inspiration », je nettoie mes pinceaux, je taille mes crayons. Une toile qui traîne et qui la veille vous plaisait vous déplaît le lendemain. L’insatisfaction est toujours là, parfois un peu plus, parfois un peu moins. L’important, c’est de continuer. Disons que c’est une suite de songes. C’est selon les époques, les influences, les clins d’œil, etc. Et surtout, c’est une superposition d’images...

De l’Assadour dandy raffiné et secret de la capitale libanaise, alors au sommet de la séduction, à l’artiste qui défie le temps malgré les années écoulées, comment jugez-vous cette image de transition et quelles leçons en tirez-vous ?

Encore une légende. Ce temps est déjà passé. C’était avant. De mon temps (je parle comme un vieux), il y avait des tramways (fabriqués à Charleroi). Au début, ils étaient verts et après, ils ont été peints en rouge. Pourquoi je parle de tout ça ? Parce que les personnes qui ont quelques années de moins que moi ne savent pas qu’il y avait des tramways à Beyrouth. Il y avait souvent des accidents parce que les jeunes essayaient de monter et de descendre sans payer et finissaient sous les roues. C’était horrible. Mais après, les tramways ont été remplacés par des bus et c’est devenu moins intéressant. Ai-je répondu à votre question ?

Vous souvenez-vous de votre première exposition à Beyrouth ? À Paris?

À Paris, oui, il y avait beaucoup de monde. Je ne voudrais pas faire du « name dropping », mais j’en garde un souvenir ému. Ma première exposition était préfacée par l’un des signataires du manifeste du surréalisme : Philippe Soupault, André Breton, Antonin Artaud (1924/1930). À Beyrouth, oui, je portais une cravate (affreuse) ce soir-là.

Quel est le plus beau souvenir de votre carrière de peintre ? Et le plus détestable ?

Quelques rencontres, que je n’oublie pas, et surtout beaucoup de moments détestables que j’essaie d’oublier. La peinture est l’un des métiers les plus difficiles et les plus ingrats du monde. Mais elle a été pour moi un choix. Un choix de vie pour continuer à vivre. Autrement, j’étais trop obsédé par le vide et le néant.

Avez-vous une préférence pour l’une de vos toiles, de vos gravures, de vos dessins ? Et l’inverse peut-il arriver, c’est-à-dire le rejet d’une de vos créations ?

On est tous différents les uns des autres. Chacun a son propre rythme. Il m’est arrivé très souvent de détruire ou de modifier complètement un travail. Le doute est toujours là, un peu de doute, c’est bien, mais quand il y en a trop, cela devient un frein. Et on finit par tout détruire. Delacroix disait qu’il y a deux choses que l’expérience doit apprendre : la première, c’est qu’il faut beaucoup corriger ; la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop corriger. Très souvent, après m’être acharné pendant longtemps sur un travail, je trouve que le chiffon qui me servait à nettoyer mes pinceaux est plus intéressant que l’« œuvre » elle-même.

Quelle relation avez-vous avec les femmes, vous qui avez la réputation d’un irrésistible séducteur ?

Vraiment ? Je ne sais pas qui est à l’origine de cette légende. Les femmes ? La meilleure façon de les comprendre, c’est de ne jamais essayer de les comprendre, et surtout maintenant ! En 2022 !

Quel est votre définition de la peinture?

C’est une question très difficile. Aucune. C’est le langage de l’indicible. C’est un langage non verbal. Pour certains contemporains, la peinture est morte, pour d’autres, pas. Les critiques, les galeries et les historiens de l’art ont créé une confusion totale pour volontairement tromper, manipuler et orienter le grand public. C’est la raison pour laquelle on voit de grands artistes qui naissent du jour au lendemain. Je parle bien sûr du présent.

Quels conseils donneriez-vous à un artiste peintre en herbe ?

J’évite de donner des conseils. C’est difficile de trouver un professeur, un enseignant. Après avoir fréquenté de bons professeurs et de moins bons, il faut, comme disait Courbet, essayer d’être son propre maître. Être un bon peintre, un bon professeur, un bon artiste ne suffit pas. Des bons artistes qui font du bon travail, il y en a partout, mais ils sont interchangeables, fragiles. Il faut être soi-même avant tout, même si on est dans une voie qui ne mène nulle part. Ce qui est important, c’est la quête, l’aventure, le doute, quelque chose qui est enfoui en nous et qui nous appartient. Être patient et à l’écoute de soi. Dans l’art oriental, on voit toujours un sage dans un paysage qui passe son temps à quoi? À étudier la distance de la Terre à la Lune ? Non. À étudier la politique de Bismarck ? Non. Il étudie un brin d’herbe, mais ce brin d’herbe le porte à dessiner toutes les plantes, tous les animaux, tous les ciels.

Que pensez-vous de la peinture libanaise ?

On peut parler de certains artistes libanais qui sont de très bons peintres, mais de la peinture libanaise, disons que c’est un peu plus compliqué. Le peintre qui est le plus « libanais », c’est Khalil Zgheib. C’est un « imagier », un conteur, un cas unique. Difficile de parler de tout ça. C’est notre Douanier Rousseau. Je sais qu’il y a beaucoup d’artistes au Liban et ailleurs, mais la guerre et les événements ont tout bouleversé et je ne peux malheureusement pas être au courant de tout.

Qu’est-ce qui est resté libanais ou arménien en vous après vos multiples voyages et votre installation hors du pays du Cèdre ?

Au fil du temps, les souvenirs les plus enfouis remontent à la surface. Et nous comprenons et nous analysons mieux le présent et le passé. Encore une histoire du temps qui passe. On n’oublie pas son histoire, le lieu de sa naissance et les premières années de sa vie, heureuse ou malheureuse. L’école, la famille et les voisins, etc. L’été entre Bickfaya et le Kesrouan, et les interminables conflits qui durent encore et encore. Concernant mon travail, je comprends pourquoi j’ai tant de mal à terminer une œuvre. Je modifie, je superpose les couches à l’infini jusqu’à très souvent la destruction totale. Le mal-être concernant le passé vous poursuit toute votre vie. « Avant de jouir du printemps, l’été est déjà passé », dit un proverbe oriental.

Comment jugez-vous la situation actuelle ?

C’est le chaos, la tempête après les tempêtes, j’admire l’optimisme et l’immense courage des Libanais.

Y a-t-il du temps libre dans votre agenda, et pour quoi faire ?

Le temps passe de plus en plus vite. J’aurais voulu écrire un livre pour faire l’apologie de la paresse, de la lenteur. Tout le contraire de la vie contemporaine. Chaque fois que j’essaie de parler et chaque fois que je parle, je le regrette après. C’est plus apaisant de dessiner et de peindre. Les choses viennent ou pas. J’évite les polémiques, les débats. J’ai peu de temps, peu d’énergie, et tout le reste me fatigue. Si j’étais écrivain, j’utiliserais très souvent les petits points de suspension... Ça ressemble au silence, au vide, comme les silences dans la musique. Les silences dans la peinture, ce sont les vides qui sont aussi importants que les pleins.

Quelle peinture vous fascine ou vous a influencé ?

C’est suivant les époques. Depuis mon enfance, je regarde des images. Au début, c’était la peinture de la Renaissance, ensuite, les peintres qui avaient précédé la Renaissance des primitifs italiens, les Étrusques, etc. Petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser aux cultures extra-européennes. L’histoire de l’art a changé. Depuis – surtout le début du siècle dernier –, l’art n’est plus euro-centré, mais universel. On lit et on interprète l’art avec un œil nouveau. Les historiens contemporains ont modifié leur vocabulaire. La psychanalyse, l’ethnologie, la politique, le politiquement correct, etc. On ne dit plus les arts primitifs, on dit les arts premiers. L’histoire de l’art est une politique culturelle, une vitrine culturelle, un « soft power ». Tous les peintres me fascinent, depuis ceux des grottes jusqu’à nos jours. Les ex-voto... Maintenant, on accorde beaucoup plus d’importance aux cultures qui, autrefois, étaient considérées comme mineures, décoratives, artisanales ou faisant partie de l’ethnologie. Maintenant, on les lit et les regarde différemment. Grâce aux artistes, l’art n’est plus cette fenêtre ouverte sur la nature (Renaissance), ou la représentation ou l’imitation du visible, mais un besoin de « rendre visible » (Paul Klee).

Lisez-vous ? Quel est votre livre de chevet ? Qui sont vos auteurs favoris?

Autrefois, un peu plus. Moins maintenant, j’ai peu de temps. Le temps passe de plus en plus vite et la peinture est difficile.

Mes auteurs favoris ? Tous ceux qui ont dit du bien de la vie. Et le contraire. Pour conclure : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas. » (Lao-Tseu). J’aime les proverbes, les citations, et j’essaie de penser le moins possible à ces grandes questions : Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Au Liban, comme tous les enfants de mon âge, je lisais des bandes dessinées et le dictionnaire. Le catalogue ManuFrance me faisait rêver. Eugène Fromentin et les biographies d’artistes.

La musique antimorosité a-t-elle une place dans votre vie entre votre quotidien et vos longues heures de travail?

Dans ma jeunesse, je n’étais pas très sensible à la musique…

Un jour, c’était en Italie, tard dans l’après-midi, j’ai entendu quelque chose qui m’a profondément bouleversé. C’était les concertos brandebourgeois de Bach ! Et depuis, j’aime un peu tout, parfois de grandes symphonies dynamiques, parfois de petits claviers bien tempérés. En ce moment, j’écoute des musiques « minimalistes » et zen, comme le koto japonais et le oud oriental.

Quel rapport entretenez-vous avec la modernité du monde numérique? Êtes-vous un accro de Facebook, Instagram et leurs succédanés ou les fuyez-vous ?

Ni Facebook ni Instagram. Je trouve le monde numérique magique et dangereux. C’est devenu l’opium du peuple, comme dirait l’autre…

Avez-vous une devise dans la vie ? Ou une pensée qui a marqué votre parcours ?

Essayer de vivre le « ici et maintenant », mais ce n’est pas facile.

Le passé vous pèse, le présent est de plus en plus décevant et insupportable... Regardez le monde… où va le monde ?

Comment est venu cet amour pour la peinture et comment est née votre carrière d’artiste, aujourd’hui internationale ? J’ai commencé à dessiner avant de parler, comme tous les enfants… Par contre, la plupart des enfants, en grandissant, cessent de dessiner, mais moi, j’ai continué. J’ai été piégé par la peinture qui est devenue ma philosophie de vie. Quand je dis peinture, je...

commentaires (1)

L institut culturel italien à beaucoup contribué à aider des artistes libanais et c est ainsi qu on connaît les étrusques et toutes les richesses artistiques italiennes qui nous ont formé...merci Edgard Davidian de nous présenter une réussite artistique de Assadour et du cheminement de sa carrière à travers la gravure et la peinture d un niveau exceptionnel.

MIRAPRA

01 h 15, le 21 juin 2022

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Commentaires (1)

  • L institut culturel italien à beaucoup contribué à aider des artistes libanais et c est ainsi qu on connaît les étrusques et toutes les richesses artistiques italiennes qui nous ont formé...merci Edgard Davidian de nous présenter une réussite artistique de Assadour et du cheminement de sa carrière à travers la gravure et la peinture d un niveau exceptionnel.

    MIRAPRA

    01 h 15, le 21 juin 2022

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