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Lifestyle - Photo-roman

La magie du mot « khay ! »

C’est quelque chose d’incompréhensible, mais il nous faut désormais un rien, une poignée de petits plaisirs, pour déclencher un « khay! », ce mot intraduisible et qui raconte pourtant tellement bien notre rapport au plaisir : à la fois simple, facile et excessif.

La magie du mot « khay ! »

Photo @buddcorp

Ce n’est que le début du mois de juin, même pas encore l’été, et il a déjà les épaules cramées, la peau chaude et salée. On dirait qu’il sort d’une parfaite carte postale de vacances, quelque part sur une île oubliée dans un coin de soleil. En vrai, comme la plupart des garçons libanais de son âge, Hussein n’a pas de sous ou la possibilité d’un boulot. À presque trente ans, il habite avec la famille dans un appartement de Sakiet el-Janzir où il a constamment l’impression d’étouffer, maintenant que plus personne ne bosse et que ses deux frères traînent un jour sur deux à la maison, suivant les grèves des enseignants du public. Il partage sa chambre avec eux. Si bien qu’il ne peut plus jouer à la Playstation en paix, encore moins envoyer des photos de lui à poil sur des apps de rencontre. Et ça encore, c’est si internet fonctionne. « Boucle-la, arrête de crier et remercie ton Dieu pour avoir encore internet. Une fois les nouveaux tarifs appliqués, tu pourras faire tes adieux ! » lui dit sa mère, en ricochet de cris entre sa chambre et le salon, quand le courant se coupe pile au moment du but d’un match de la Ligue des champions et que Hussein frôle alors la crise cardiaque.

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Ses parents ne s’échangent pas même trois phrases de la journée, son père vissé devant le téléviseur éteint, sa mère affairée à ne rien faire dans une cuisine où ronronne un frigo. « On a reçu la facture du générateur, on fait quoi ? » « Va faire taire les enfants avant que je ne me lève leur en mettre une », « Hussein, il n’a toujours pas trouvé de boulot ? » « Il essaye avec Abou Hassan, le minimarket », « Il a de qui tenir. » Leur interaction se réduit à ce ping-pong de questions ressassées dans le vide. Quand il ne fait pas noir dans l’appartement, il y fait trop chaud. Et depuis que les 20 litres d’essence équivalent au salaire minimum, on ne sort la voiture qu’en cas de force majeure. Alors, oui, tout le monde est tout le temps à cran dans cet appartement de Sakiet el-Janzir, où, comme dans la plupart des foyers libanais, on se fraie un espace pour vivre, quelque part entre l’espoir d’un impossible retour en arrière et la peur de ce qui vient.

La force de dire « khay »

Tous les matins, très tôt, Hussein enjambe son frère qui dort sur un matelas à même le sol. Il enfile son maillot jaune, encore craquelé du sel depuis la veille, sa paire de Nike achetées avant la crise de chez un mec du quartier qui vend des contrefaçons « 100 % authentiques » et son marcel noir qui fait prévaloir un torse sculpté. Quand il sort de chez lui, sa serviette délavée par-dessus l’épaule, Beyrouth est encore réduite à un camaïeu imprécis de rose et de gris. Il est seul, il respire enfin. Parfois, il passe au « minimarket » d’Abou Hassan pour qui il livre des bonbonnes de gaz, contre de quoi se payer un service jusqu’à Manara et boucler sa journée. À défaut de quoi, il y va à pied dans ses Nike pourries dont les semelles se décollent un peu. Qu’importe. Au moment d’arriver sur la Corniche, dans les yeux de Hussein il y a la mer, ses eaux fixes qui ressemblent à un miroir irisé où filent les nuages, les oiseaux de passage et les avions qui reviennent. Au loin, les pêcheurs qui hantent les lieux de toute éternité, leurs cannes diagonales qui révèlent des ombres silencieuses et des rires amoindris. Rien qu’à être là, quelque chose se défait chez Hussein. Il dit, comme ça, avec ce truc d’insolence que peuvent avoir les adolescents un peu écorchés : « Je viens ici pour qu’on me foute la paix. Ici, je suis bien, je suis tranquille. Rawaa’. Khay. » La force de dire khay, surtout pour un adolescent qui a très bien compris que sa vie s’arrêtera là, sur la rive de ses trente ans. Je le regarde se déchausser, retirer d’un geste son marcel, vite fait vingt pompes sur un banc puis escalader la rampe pour aller rejoindre ses potes qui lui sifflent d’en bas, au pied du phare. Une fois la rampe franchie, c’est comme s’il avait tout d’un coup suspendu la folie du monde derrière. À chaque fois que je passe par là, quelque chose me fait m’arrêter et observer Hussein et les garçons du phare de la Corniche. À chaque fois, pendant qu’ils prennent leur envol des rochers, qu’ils rient avec la faculté d’un enfant, qu’ils jouent au foot comme si rien plus d’autre n’avait d’importance, qu’ils s’enduisent les uns les autres d’huile solaire ou qu’ils s’endorment dans un coin d’ombre ; à chaque fois, devant cette chose si belle que sont les garçons de la Corniche, je me demande : comment font-ils ?

L’attente de ceux qui reviennent

Pour juste continuer de venir ici et juste être heureux avec la mer et une poignée de plaisirs a priori sans valeur ; alors que l’idée du bonheur relève désormais de l’impossible au Liban. Je pense d’ailleurs à mes amis, ma famille au Liban, leur mystérieuse boulimie de la vie sur laquelle des psys, un jour, gagneront à se pencher. Comme Hussein, il nous faut tous si peu de choses, un rien, pour déclencher un khay d’extase. Ce mot intraduisible et qui raconte pourtant tellement bien notre rapport au plaisir : à la fois simple, facile et excessif. « Khay  », dit Hussein en enjambant la rampe de Manara comme on traverse de l’autre côté du miroir. Khay à la vue de cette chose si belle qu’est le spectacle immuable des garçons de la Corniche, la promesse qu’ils nous refont, tous les jours, sans le savoir. Celle des choses qui résistent à tout et ne changeront jamais. Khay à la première pastèque de l’été qu’on tapote pour s’assurer « qu’elle est bonne », qu’on range sous la cellophane et qu’on ressort après la sieste avec les pêches bombées, les prunes à la peau changeante et les nèfles qui virent de l’acide à la douceur du miel. Le goût des étés qu’on se surprend presque à voir revenir malgré tout ce qui n’est plus. Khay en défaisant les volets de la maison des vacances de l’enfance, l’odeur si particulière du temps et des souvenirs.

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Khay, combien de fois avons-nous entendu des gens se poser sur leurs balcons de montagne et prononcer ce mot comme pour conjurer le poids de la journée ? Un verre d’arak sous une vigne qui filtre les miroitements de la Lune, de la labné, des olives dont chaque foyer prétend détenir la meilleure recette, des ondulations des cimes autour, khay en traînant sur le « a », en laissant presque fondre ce mot dans la bouche. Khay, le matin, au son de la rakwé qui bulle ; à la première gorgée de café que l’on sirote dans un rayon de soleil. Khay quand, au bout de la nuit, marchant de guingois dans les rues pourtant sombres de Beyrouth, l’alcool nous fait tout d’un coup retomber amoureux de cette ville que l’on a haïe toute la journée durant. Khay quand on a tout d’un coup l’impression que ladite ville revient de la mort, à la faveur d’un bar qui grouille contre toute attente, d’une fête qui se prépare, d’un restaurant désormais inabordable mais où l’on va juste pour un khay de plaisir. Khay quand, pour une seconde, on s’autorise à rire de ce qui nous arrive. Khay quand, l’espace de quelques heures ou d’une nuit, on s’autorise à oublier. Khay à l’idée du million d’expats et de touristes qui prévoient de rentrer cet été, à l’idée de leurs sourires et celle de les reprendre dans nos bras. Ce sont pour tous ces plaisirs, tous ces petits khay introuvables ailleurs, qu’ils continueront de revenir. Pour ces plaisirs qui, finalement, sont ce qui nous fait survivre.

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Ce n’est que le début du mois de juin, même pas encore l’été, et il a déjà les épaules cramées, la peau chaude et salée. On dirait qu’il sort d’une parfaite carte postale de vacances, quelque part sur une île oubliée dans un coin de soleil. En vrai, comme la plupart des garçons libanais de son âge, Hussein n’a pas de sous ou la possibilité d’un boulot. À presque trente...

commentaires (3)

Khay, ce mot, indissociable de cette image, m'a tête posée confiamment contre l'épaule rassurante de mon frère...

Levantine

00 h 17, le 14 juin 2022

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Commentaires (3)

  • Khay, ce mot, indissociable de cette image, m'a tête posée confiamment contre l'épaule rassurante de mon frère...

    Levantine

    00 h 17, le 14 juin 2022

  • Ne dit on pas que la misère est plus supportable au soleil? C’est apparemment l’antidote des malheurs que subissent les libanais et le poison qu’on leur instille tous les jours. Ils se voient agonisants mais KHAY toujours en vie.

    Sissi zayyat

    11 h 16, le 13 juin 2022

  • Un sentiment de gratitude m'envahit chaque fois que je rentre à Beyrouth, de l’étranger où je vis désormais. Ce « Khay » exprimé par ceux qui restent et qui continuent à voler des moments de bonheur contre vents et marées, est aussi celui de ceux, qui de retour de l’exil (la plus part du temps non voulu), ressentent en se promenant sur la corniche, à la montagne, dans les quartiers de Beyrouth… C’est la magie du Liban malgré toutes les souffrances… « Khay » : un sentiment de cohésion aussi clair que le ciel bleu ! Merci pour ce bel article !

    EL Darwiche Faycal

    08 h 28, le 13 juin 2022

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