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Lifestyle - Photo-roman

Le mystère de l’espoir des Libanais

Comme après les résultats de ces élections législatives, tout le long de notre histoire, il a toujours suffi d’un rien pour que l’espoir des Libanais réapparaisse de nulle part, alors qu’on croyait l’avoir totalement perdu...

Le mystère de l’espoir des Libanais

Le Coral Beach en 1988. Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon

Une ruelle du quartier de Karm el-Zeitoun. Ils sont debout dans une file désordonnée, plutôt des femmes d’un certain âge, presque pas d’hommes. À l’ombre, dans la parfaite brise d’un mois de mai à Beyrouth, elles attendent leurs repas soigneusement empilés dans des boîtes transparentes. Ce jour-là, c’est poulet au riz. Certaines se racontent leur vie et remuent le bon vieux temps, avant d’aller faire leurs courses, tandis que d’autres ressortent avec des sacs d’emplettes du supermarché gratuit que l’ONG Beit el-Baraka – face à laquelle on a envie de se prosterner – a mis en place voilà trois ans. Je les regarde debout, là, avec leurs portefeuilles en cuir souple sous l’aisselle, ces portefeuilles qu’elles ne portent plus que par coquetterie, leur vernis à ongle écaillé et leur cardigan en crochet jeté sur les épaules ; elles me semblent comme les derniers souvenirs ambulants d’un pays, d’une ville qui a disparu sans qu’on s’en aperçoive. Ces femmes-là qui jadis disaient « tfaddal », « mayyil », à qui passait sous leur balcon éternellement fleuri; qui avaient de la « dyafé » et de quoi nourrir une armée à tout moment, ces femmes naguère sans inquiétudes et qui conjuraient la mort à la force de leurs doigts dans le marc de café ; qui jouaient aux cartes et allaient tous les matins soigner leur permanente chez le coiffeur, ces femmes qui donnaient sans compter à la paroisse du quartier et se disputaient l’addition au restaurant les dimanches, les voilà réduites à ça aujourd’hui : attendre un repas dans une petite boîte transparente. Certes, leur dignité reste un tant soit peu préservée grâce à des ONG comme l’admirable Beit el-Baraka, mais jamais aurait-on cru que ces femmes et ces hommes issus de la classe moyenne, ceux-là mêmes qui n’avaient de leur vie entière demandé quoi que ce soit à quiconque à part Dieu, en arriveraient à cela. À témoigner de l’extinction de leur propre espèce.

Comme la photo de 1988

Pourtant, ce matin-là, trois jours après les résultats des élections législatives, en dépit du lot de malheurs dont leur dos plié porte les marques, malgré les coups que leur vie avait pu encaisser sans cesse ces trois dernières années, quelque chose dans le regard de ces femmes s’était transformé. Il y avait comme de la lumière, une toute petite étincelle, qui leur éclairait les yeux. « C’est l’espoir, fi amal », avait lancé l’une d’entre elles, un sourire d’une joue à l’autre. « Je vous l’assure, tout va s’arranger, et le pays va marcher. » La dame était rentrée chez elle avec sa boîte transparente. Chez elle dans un appartement sans doute privé de dyafé et de courant électrique, avec le dollar qui s’échangeait ce jour-là contre 31 000 livres libanaises, le prix de l’essence qui flambait et des gens, pas loin, qui s’étripaient aux portes des boulangeries pour un paquet de pain. Mais tout d’un coup, la dame, pourtant jetée du jour au lendemain dans la précarité la plus totale, semblait ne plus rien voir de tout cela, et à ses yeux, à la faveur des treize candidats nés de la révolution d’octobre 2019, seulement ça, « tout allait s’arranger ». Ce moment racontait à lui seul le rapport incompréhensible des Libanais à l’espoir. J’ai repensé à cette photo prise au Coral Beach en 1988. C’était un moment de trêve en plein milieu de la guerre civile libanaise, et on voit sur la photo un groupe d’amis se prélasser au soleil cuivré de Beyrouth. Seul un bâtiment, effondré comme un château de cartes en arrière-plan, replace l’image dans son contexte et nous ramène à l’enfer de ce moment. À ce détail près, on aurait dit une carte postale de vacances. À cette époque, comme durant toutes les années de guerre, il suffisait d’un rien, d’un cessez-le-feu ou de deux mains qui se serrent, pour que les Libanais soient persuadés que le cauchemar était derrière eux et que le pays allait « s’arranger ». Et d’ailleurs, tout le long de notre histoire, il a toujours suffi d’un rien pour que l’espoir des Libanais réapparaisse de nulle part, alors qu’on croyait l’avoir totalement perdu.

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« Fi amal »

Fi amal, il y a de l’espoir, combien de fois avons-nous entendu ou prononcé ces mots au Liban, souvent tandis que le monde autour de nous tombait sur la tête ? Quel est le mystère de cet espoir sans bornes ? Parce que oui, ici, un rien a le pouvoir de nous faire basculer du désarroi le plus abyssal à l’espoir le plus excessif. Fi amal, assurait ma grand-mère aux vitriers qui étaient venus remplacer la baie vitrée de l’appartement familial lors de la première trêve de 1976. Quelques jours après, ladite baie vitrée se voyait à nouveau criblée de tirs de snipers. « Je ne peux plus compter les fois où l’on a dû refaire les vitres de l’appartement », ironise-t-elle presque aujourd’hui. Fi amal, ont acclamé les foules quand est apparu Bachir Gemayel pour la première fois dans son costume blanc, puis Michel Aoun, puis Rafic Hariri. La suite de l’histoire, on la connaît, et elle ressemble à tout sauf à de l’espoir. Fi amal, à peine Zaki Nassif entonnait les premières notes de Raje3 yet3ammar Lebnan en 1988. Le Liban n’a jamais été aussi déchiqueté, détruit, meurtri qu’au cours des deux années qui ont suivi. Pourtant, fi amal, ont juré de concert les émigrés de la guerre civile en 1990, alors qu’ils refermaient leurs appartements de Paris, de Riyad, de Sydney ou de Rio, en étant persuadés qu’ils revenaient au Liban pour de bon et que l’exil, ça sera pour plus jamais. Les plus chanceux d’entre eux ont repris les mêmes avions, les mêmes vies d’exil aujourd’hui. Fi amal, au moment de l’accord de Taëf de 1991 dont on était convaincus qu’il était la solution à l’équation impossible qu’est le Liban. Il a transformé le pays en une cocotte-minute prête à exploser à tout moment. Fi amal, lorsque les premiers touristes affluaient au Liban au milieu des années 90 et que, dans leurs yeux, dans leurs récits, le pays se transformait en un paradis de miel et de lait. Fi amal, lorsqu’on s’est débarrassé des Israéliens en 2000 puis des Syriens en 2005. D’autres envahisseurs, bien plus redoutables, se sont empressés de les remplacer. Fi amal, s’était-on promis sur les places de la révolution d’octobre, alors que dès les premiers jours de ce soulèvement porté par l’espoir, on avait bien compris qu’on ne reverrait plus jamais nos économies. Fi amal, avons-nous trouvé le moyen de dire, la voix et le cœur brisés, au lendemain du 4 août, en regardant ces héros inconnus réparer la ville et les corps ; en pensant qu’une catastrophe d’une telle ampleur allait forcément provoquer quelque chose de meilleur, ou en tout cas un changement. Fi amal, à l’odeur de la terre mouillée après les premières pluies, au soleil de novembre auquel on ne s’attendait pas, au bougainvillier qui survit à une tempête, à un médecin qui a choisi de rester, à une enseignante d’école qui ne s’est pas arrêtée, à un restaurateur qui n’a pas fermé son établissement, à un amant que l’on retrouve d’été à Noël, à un commerçant de quartier qui a refusé de baisser son rideau de fer, à Beit el-Baraka qui porte 226 000 familles, à un vendeur de glace qui est là depuis notre enfance, à un étranger qui vous sourit dans la rue. Fi amal, répétons-nous aujourd’hui du plus bas où nous sommes, tandis que l’on s’apprête à voir les treize candidats nés du changement rentrer légitimement, et par la grande porte, au Parlement.

La mythologie grecque raconte que lorsque Pandore a ouvert sa boîte, y libérant tous les maux de l’univers, elle y avait laissé une chose : l’espoir. C’est peut-être cela qui avait sauvé le monde. Et aussi incompréhensible soit-il, c’est peut-être cet espoir déraisonné qui, encore une fois, sauvera les Libanais.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Une ruelle du quartier de Karm el-Zeitoun. Ils sont debout dans une file désordonnée, plutôt des femmes d’un certain âge, presque pas d’hommes. À l’ombre, dans la parfaite brise d’un mois de mai à Beyrouth, elles attendent leurs repas soigneusement empilés dans des boîtes transparentes. Ce jour-là, c’est poulet au riz. Certaines se racontent leur vie et remuent le bon vieux...

commentaires (2)

Cette histoire est très touchante et surtout la photo du Coral Beach qui me rappelle mon adolescence et les bons vieux jours de notre beau pays… il faut qu’un miracle se passe!. Fi Amal!

Beermann Monika

10 h 46, le 23 mai 2022

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Cette histoire est très touchante et surtout la photo du Coral Beach qui me rappelle mon adolescence et les bons vieux jours de notre beau pays… il faut qu’un miracle se passe!. Fi Amal!

    Beermann Monika

    10 h 46, le 23 mai 2022

  • "ces femmes naguère sans inquiétudes" ? on ne peut pas laisser passer ca, quand même ! Du coup, je proteste.

    Warman69

    10 h 26, le 23 mai 2022

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