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Lifestyle - Photo-roman

Pays béni, pays maudit

Aujourd’hui plus que jamais auparavant, et encore plus en ce printemps d’une douceur sans nom, à la force de ces petits riens qui font toute la différence, on a l’impression à tout moment que le Liban se transforme d’enfer en paradis...

Pays béni, pays maudit

Photo Bassam Moussa

Il a encore sonné trop tôt ce matin. Le 30 du mois, fidèle au rendez-vous, pas un jour de retard. « Hay hiyyé, c’est cela. Vous n’êtes bons qu’à venir encaisser. Mais quand on a besoin de vous, vous n’êtes jamais là. Bande de voyous ! » Tu as entendu la voisine du dessous lui vomir ces mêmes mots, qu’elle lui répète toutes les fins de mois en lui balançant une pile d’argent à la figure. Tous les 30 du mois, elle est là, dans sa chemise de nuit, un pied dans la folie, les billets au sol, en pagaille, et Fadi qui les ramasse sans broncher. Puis vient ton tour. Tu connais l’exercice par cœur. Fadi réclame le montant pour l’abonnement mensuel sans même prendre la peine de te regarder, occupé qu’il est à compter les sous de la voisine, assidûment et en se léchant les doigts pour séparer les billets qui collent un peu. Ce mois encore, il te met devant le fait accompli d’un tarif plus élevé, en te prétextant « deux millions, deux millions cent, la guerre en Ukraine, khayyé. Deux millions deux cents », alors que ce mois encore, les heures de rationnement ont augmenté. Tu tentes une négociation qui se heurte très vite à un refus. Contrarié, il te dit vaguement, tout sourire : « Écoutez, je n’ai pas de temps à perdre. C’est comme ça avec moi. Si ça ne vous plaît pas, essayez quelqu’un d’autre. Mais je vous préviens, il n’y a que moi dans ce quartier. Ce quartier, il m’est réservé. » Tu regardes ce mec digne d’une mafia se gargariser du pouvoir que la misère des gens lui a donné ; tu regardes ce voyou rusé à la merci duquel tes dirigeants t’ont placé, et le pire, c’est qu’en réalité tu ne peux rien faire. Bon gré mal gré, tu lui donnes l’argent, qu’il compte avant de partir.

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Un fantôme et ton présent

Cette abomination dont tu ne te feras jamais une raison, cette épreuve des nerfs où tu échoues à chaque fois, cette humiliation de plus dont ton quotidien est devenu un patchwork, l’envie de crier alors que tu sais que personne ne va t’entendre et ce même sentiment de te heurter à un mur impossible à grimper : le 30 de chaque mois te résume tout ce qui ne marche pas dans ce pays. À travers ta fenêtre, tu vois Fadi poursuivre sa tournée mensuelle, menaçant un à un les clients qui rouspètent, tandis que des fous, à vol d’oiseau, tirent en l’air pour célébrer le discours d’un chef quelconque. Il n’est que 9h ce matin et à mesure que les mauvaises nouvelles déferlent sur ton écran, encore un scandale lié à l’électricité, le yoyo de la livre, le manque de pain, les pénuries d’eau, les hôpitaux au point de rupture, les nouveaux tarifs des télécommunications, tu appréhendes déjà les épreuves qui t’attendent. Vite, la douche, avant la coupure de courant, penses-tu. Au loin, tu croises le silo du port et tu sais, dans ta chair et jusqu’au fond, que désormais cette vision sera à la fois un fantôme et ton présent. Il y a une poignée de jours seulement, au moment des élections, tu avais retrouvé cette impression délicieuse à l’intérieur : une possibilité éphémère qui ressemble à de l’espoir, mais te voilà à nouveau en train de constater le naufrage dont la visite de Fadi, chaque 30 du mois, est l’un des symptômes. Jamais le Liban ne t’avait semblé aussi maudit qu’aujourd’hui. Sauf que voilà, à peine sors-tu de chez toi, à peine te retrouves-tu dans la brise de mai, qui porte à toi un morceau de la mer, que presque par magie, la ville maudite, la ville que tu maudissais trois minutes plus tôt se transforme en une ville bénie.

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Ces riens qui font tout

Et là, tu te rends compte que même au plus mal, même si l’on croit qu’il a atteint le point de non-retour, le pays continue d’être traversé par de minuscules ouvertures de beauté. À tel point que d’une seconde à l’autre, tu as l’impression de passer de l’enfer au paradis. C’est un peu la sensation que tu éprouves en regardant Beyrouth de loin, et que par tu ne sais quel tour de magie, la somme des choses individuellement immondes produit un paysage d’une beauté inouïe qui te pince le cœur. C’est un peu aussi le pouvoir des petits bonheurs de cette saison d’une douceur sans nom.

Quand, après un trajet d’autoroute défigurée par les bâtiments les plus immondes de l’histoire, tu déplies ta serviette sur un rocher oublié. Tu as ta Almaza, tes cacahuètes, ton morceau de soleil et cet îlot tout à toi, qui sent l’iode et le poisson qu’un pêcheur grille pas loin ; et tu te demandes comment un tel paradis peut continuer à exister si proche de l’enfer autour. Quand, après le staccato des tirs en l’air, tu entends s’échapper d’un petit transistor posé à côté de toi sur les rochers des vieilles comptines qui remuent le passé. Quand, sur une route de montagne, à l’ombre des portraits de politiciens, un vieil homme, à l’arrière de sa camionnette, vient déverser toutes les couleurs d’une terre qui a échappé à l’apocalypse. Quand, perçant les brumes crachées par les générateurs, arrive à tes narines l’odeur des gardénias, des jasmins, celle de ton enfance, et des jacarandas qui zèbrent la lumière de miroitements bleutés. Quand, à l’heure du coucher, la ville tout entière s’enveloppe de quelque chose de rose et que tu réalises que ce moment n’existe nulle part ailleurs. Quand, après l’épreuve de Fadi, puis du changeur, puis de la banque, après avoir baigné dans ce que l’être humain peut avoir de plus laid, tu vois une inconnue en train de donner à manger aux chats du quartier. « Beyrouth serait quoi sans ses chats ? » te dit-elle. Quand ta merry cream a le même goût que l’été dernier, alors que rien n’est plus depuis. Quand tu sais que la livre poursuit sa chute libre mais qu’un festival ou tes soirées préférées reprendront cet été. Quand tes amis de l’étranger commencent déjà à faire leurs réservations pour les vacances au Liban. Quand tu croises quelqu’un dans la rue et qu’il trouve la force de te dire « mabrouk, malgré tout. C’est vrai que ce qui nous attend n’est pas facile, mais on a réussi quelque chose et il ne faut pas l’oublier ».

Entre pays maudit et pays béni, il ne reste plus que ça, que ces petits riens, mais ils continuent de faire toute la différence.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Il a encore sonné trop tôt ce matin. Le 30 du mois, fidèle au rendez-vous, pas un jour de retard. « Hay hiyyé, c’est cela. Vous n’êtes bons qu’à venir encaisser. Mais quand on a besoin de vous, vous n’êtes jamais là. Bande de voyous ! » Tu as entendu la voisine du dessous lui vomir ces mêmes mots, qu’elle lui répète toutes les fins de mois en lui...

commentaires (7)

tellement vrai!

Politiquement incorrect(e)

21 h 34, le 30 mai 2022

Tous les commentaires

Commentaires (7)

  • tellement vrai!

    Politiquement incorrect(e)

    21 h 34, le 30 mai 2022

  • Merci Gilles Khoury, comme d’habitude, d’insuffler l’espoir, malgré et contre tout! Droit au coeur!

    De Chadarévian Simone

    16 h 12, le 30 mai 2022

  • Superbe article !

    Aboukhaled Nadine

    15 h 04, le 30 mai 2022

  • pays beni oui ! pays maudit oui MAIS ce sont les residents/citoyens qui en sont coupables. parce qu'ils ne craignent plus la justice , n'appliquent plus les lois, beaucoup parmi eux escroquent a tout va , la ou ils peuvent, quand ils le peuvent, qui ils le peuvent.

    Gaby SIOUFI

    14 h 45, le 30 mai 2022

  • Tellement vrai

    STEINER Jean-Louis

    09 h 38, le 30 mai 2022

  • Tellement vrai

    STEINER Jean-Louis

    09 h 37, le 30 mai 2022

  • Excellent article, Merci !

    Soeur Hiam Baroud

    08 h 29, le 30 mai 2022

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