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Lifestyle - La carte du tendre

Retour à la « Boucherie des fleurs »

Retour à la « Boucherie des fleurs »

Une boucherie d’Achrafieh en décembre 1987. Photo Georges Boustany

Nadia Yared attend d’être servie par le boucher. Elle porte le noir depuis le décès de son mari, seize ans auparavant. La mère du futur ambassadeur, député et ministre Nassib Lahoud fait ses courses toute seule : c’est pratique, elle habite à deux pas. En face d’elle, le boucher et son frère que l’on dirait jumeau s’activent. « Moallem » Farouk, le propriétaire de la « Boucherie des fleurs », quel drôle de nom, a remarqué ma présence et jette sur moi un regard indéfinissable, entre surprise et méfiance. Heureusement qu’il est occupé : en pleine guerre, prendre la photo de quelqu’un sans son consentement peut vous valoir quelques problèmes. Et Dieu sait de quoi est capable un boucher énervé. Cette photo date de la veille de Noël 1987, et si elle me parle aujourd’hui, c’est que nous avons retrouvé quelque chose de l’ambiance de l’époque, cette espèce de délabrement qui s’immisce dans tous les détails de la vie quotidienne.

Revenir au Liban en 2022 après six mois d’absence se résume à recevoir un coup de poing dans l’estomac. Ce n’est pas que l’on n’est pas averti, c’est qu’on ne réalise pas l’ampleur du choc que l’on va recevoir. Si, à l’aéroport, rien n’a vraiment changé entre les pestilences, la décrépitude et les racolages des taxis qui donnent tout de suite un aperçu des monopoles interlopes, c’est juste après que s’installe l’angoisse. Surtout si l’on arrive de nuit, surtout si l’on vient d’une métropole éclairée a giorno, surtout si, le temps aidant, on a oublié tous les petits détails qui trahissent la crise. Ce qui impressionne, c’est l’obscurité visqueuse, que percent avec peine les phares des voitures et de rares loupiotes aux fenêtres. Au fur et à mesure que l’on s’en approche de nuit, Beyrouth vous a des airs de ville morte. On distingue, çà et là, des routes défoncées, des murs lépreux et des trottoirs jonchés d’ordures. Ce n’est pas seulement un retour au pays, c’est un retour dans le temps, au Liban des années 1980.

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L’impression se confirme le lendemain au réveil : le délabrement s’est emparé de tout. Comme par enchantement, les rues ont retrouvé leurs nids-de-poule traditionnels, exactement aux mêmes endroits qu’il y a quarante ans. Conduire s’apparente de nouveau à un gymkhana où l’on risque de casser ses suspensions, éclater son pneu ou tuer un passant (biffer la mention inutile). Les feux de circulation qui étaient restés éteints durant la guerre ont rendu l’âme. Et pour peu que l’on se soit habitué à une conduite policée à l’étranger, on se retrouve plongé dans un duel permanent, risquant sa vie à chaque carrefour.

Alors j’observe cette photo que l’on dirait prise ce matin. Madame Lahoud et son fils ne sont plus de ce monde, et moallem Farouk a été remplacé, un temps, par un antiquaire. Mais pour le reste, nous sommes plongés dans cette ambiance hallucinante de Back to the future. Regardez les murs, on dirait qu’ils ont été ravagés par l’explosion du 4 août. Comme à l’époque, de nombreux, trop nombreux commerces et restaurants ont mis la clé sous la porte, enfermant nos souvenirs derrière une vitrine aveugle. Il reste aujourd’hui quelques embouteillages à certaines heures, mais comme il y a quarante ans, ils disparaissent d’un coup : on dirait que tout le monde se dépêche de faire ses courses avant la reprise des hostilités. En un sens, toute l’ambiance des années 1980 est de retour, y compris le vacarme des générateurs, et surtout cette immense tristesse qui se lit dans les yeux des passants. Il ne manque plus que les détonations pour s’y croire.

Comment font-ils ?

Je n’ai pas pris cette photo dans un village perdu. Nous sommes ici à Achrafieh, dans ce qui sera quelques années plus tard le « triangle d’or », au milieu de la rue Yared, entre les rues Ferneiné et Trabaud (Wadih Naïm). À cette époque-là, la gentrification avait été stoppée net par la guerre depuis 1975. Situé à quelques dizaines de mètres de la ligne de démarcation, ce quartier s’était figé depuis douze ans et allait le rester encore quelques années.

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Ceci n’est pas un village mais ça en a tout l’air : dans ces ruelles, tout le monde se connaît. On appelle les commerçants par leur prénom ; ils répondent par des titres respectueux. Seuls les petits artisans, les menuisiers, l’électricien, le coiffeur et le boucher ont droit au moallem d’usage. Pour faire ses courses, toujours à pied évidemment, on doit prévoir des dizaines de minutes de plus pour les conversations à bâtons rompus. Et comme aujourd’hui, celles-ci tournent autour de l’inflation, des produits devenus inaccessibles, de leur qualité en baisse, mais surtout du cours du dollar.

Au moment où cette photo a été prise, celui-ci frôlait les 500 livres, venant de 5 livres en 1982. En cinq ans, son cours a été multiplié par cent : on imagine le choc sur le pouvoir d’achat. Et l’on se pose la même question qu’aujourd’hui : « Mais comment font-ils ? » Comment font-ils pour survivre avec une inflation pareille ? Pour continuer à se battre pied à pied avec l’effondrement de leur monde, comme un ours polaire sur un bloc de glace à la dérive ? Pour garder, comme une veilleuse dans la nuit, cette lueur d’espoir qui leur permet d’aller de l’avant avec un sourire de façade ? Et la réponse qu’on les entend prononcer, aujourd’hui comme il y a quarante ans, est édifiante : « On s’habitue à tout. Tu es choqué parce que tu reviens après six mois. Nous, on a eu le temps de s’adapter aux divers paliers de la chute. »

Dans cette boucherie des années 1980 directement héritée des souks défunts, les quartiers de viande pendent sans aucune réfrigération. Derrière, les frigos sont presque vides, réservés aux morceaux fragiles, foie et abats divers. Le boucher se déplace à vélo : à l’heure où l’essence est devenue chère et introuvable, c’est pratique. Et, patient comme un philosophe, un petit matou attend l’heure de la distribution des restes.

Il y a, juste sous la surface des choses de Beyrouth, des plantes sauvages qui attendent que la chaussée se fissure pour la coloniser. Des couleurs pourpre, ocre, orange, bleu-mauve, vert céladon tapies sous le blanc qui s’écaille. De la terre rouge qui attend son heure sous les dalles des trottoirs. Des trous d’obus mal refermés, qui ne demandent qu’à béer dans des hurlements muets. Des bêtes sauvages et des âmes en errance, à qui manque le silence de cimetière qui régnait dans les ruines. Et comme sur le sol de cette boucherie, de la sciure qui cache mal les traces de sang. En trois ans, Beyrouth a retrouvé son délabrement naturel. Comme si les trente dernières années n’avaient été qu’un songe.

Auteur d’Avant d’oublier (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (Whatsapp) +9613685968

Nadia Yared attend d’être servie par le boucher. Elle porte le noir depuis le décès de son mari, seize ans auparavant. La mère du futur ambassadeur, député et ministre Nassib Lahoud fait ses courses toute seule : c’est pratique, elle habite à deux pas. En face d’elle, le boucher et son frère que l’on dirait jumeau s’activent. « Moallem » Farouk, le propriétaire...

commentaires (4)

Belle photo et la présence du vélo ajoute un peu de nostalgie ... Je pense que le vélo est pourtant même plus rapide que d'être dans une voiture dans les bouchons énormes des rues de Beyrouth ... Du point de vue d'éfficacité le vélo est certainement un bon choix.

Stes David

17 h 23, le 14 juin 2022

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Commentaires (4)

  • Belle photo et la présence du vélo ajoute un peu de nostalgie ... Je pense que le vélo est pourtant même plus rapide que d'être dans une voiture dans les bouchons énormes des rues de Beyrouth ... Du point de vue d'éfficacité le vélo est certainement un bon choix.

    Stes David

    17 h 23, le 14 juin 2022

  • En un peu plus de deux ans nous avons perdu plus de quarante ans de civilisation et ça n’est pas fini. Les ânes et les chameaux vont remplacer les voitures tout comme ont été remplacés les grands hommes politiques par des chameaux incultes et vils qui ont vendu leur pays. Mais eux resteront tant que le peuple n’a pas pris la décision de les excaver de force.

    Sissi zayyat

    11 h 26, le 13 juin 2022

  • Destruction massive en 3 ans...détruire la monnaie nationale et notre argent....la meilleur des choses.

    Marie Claude

    07 h 19, le 12 juin 2022

  • Poignant Et très vrai Bravo

    Bassam Youssef

    18 h 52, le 11 juin 2022

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